Photo de Marc Riboud, Washington DC, 1967.
Depuis plusieurs jours, les fleurs de tournesols se multiplient sur nos écrans : sous forme d’émojis dans les bio Twitter, brodées sur les masques de représentant·es politiques ou ornant les couronnes de manifestant·es ukrainien·nes. Devenu symbole de résistance et de solidarité internationale, cet emblème national est né au cours de l’été 1996, lorsque des milliers de tournesols ont été plantés par des responsables de la base de missiles de Pervomaysk, dans le sud de l’Ukraine, pour marquer le retrait des armes nucléaires du pays, après la chute de l’empire soviétique en 1991. Le 25 février 2022, le symbole renaît dans une vidéo publiée sur le compte Twitter de BBC News montrant une femme ukrainienne interpellant une soldat russe : « Take these seeds so sunflowers grow here when you die. »
Alors que la guerre envahit l’espace politique et médiatique en Europe et outre Atlantique, ce qui pourrait apparaître comme la plus criante forme d’impuissance – brandir des fleurs – s’inscrit en réalité dans la lignée d’une farandole de déploiement floraux éminemment politiques.
Photo de Bernie Boston, Washington DC, 1967.
Les fleurs sont déjà brandies contre la violence des armes militaires et policières par les militant·es du mouvement Flower Power dans les années 1970 aux États-Unis, ou bien celle du régime chinois à Hong-Kong avec le slogan militant « Blossom everywhere », qui retourne le slogan maoïste du mouvement des « Cent fleurs » qui encourageait les intellectuel·es à critiquer le nouveau régime communiste : « Que cent fleurs s’épanouissent ! Que cent écoles se disputent. » L’artiste Ai Wei Wei lutte contre ce même régime qui lui avait confisqué son passeport en 2013, en disposant chaque matin pendant 600 jours des œillets ou bien des gypsophiles dans un panier de vélo devant chez lui (With Flowers, 2013-15)
En Angleterre, les coquelicots incarnent la mémoire des combattants de la Première Guerre mondiale, car ces fleurs rouge sang fleurissent depuis longtemps sur le bord des tranchées et sur les tombes des soldats.
In Flanders fields the poppies grow / Between the crosses row on row / That mark our place; and in the sky / The larks, still bravely singing, fly / Scarce heard amid the guns below. John McCrae, In Flanders Fields, 1915
En 2021, les pissenlits sont brandis lors de chute de Kaboul en Afghanistan tandis les fleurs de Padouk sont omniprésentes dans les manifestations contre le coup d’état à Yangon, au Myanmar.
Dans l’essai « The Language of Flowers », l’anthropologue Michael Taussig évoque les ramifications symboliques qui se cachent derrière chaque pétale d’une fleur : ses liens étroits avec la mort dans la culture chrétienne – à la fois associée aux cultes mortuaires mais aussi à la célébration périodique de la vie. Il n’y a pas de fleurs noires, comme le fait remarquer Jean Genet, mais l’inutilité insolente des fleurs reprend du sens lorsque désastres et catastrophes frappent, figeant la mémoire des événement traumatiques : le sol couvert de fleurs devant Buckingham Palace après la mort de Lady Diana ou les rues de New York après le 11 septembre 2001.
« People have not only overwhelmed New York with food, blood, labor and money in the wake of the World Trade Center attacks. They have also been giving flowers by the millions – leaving bunches of them, four and five layers deep, at the doorsteps of fire stations and churches and at impromptu shrines on park lawns, stoops, windowsills and sidewalks.» Barbara Stewart, Even the Delicate Survive, New York Times, 22 septembre 2001
Marisa Palmisano, Memorial à Union Square, New York, 2001.
On retrouve les liens étroits entre les fleurs et la mort dans les photographies de l’artiste colombien Juan Manuel Echavarrı’a qui humanise les fleurs en les photographiant comme des spécimens botaniques, remplaçant les tiges, les feuilles, les fleurs et les baies par ce qui ressemble à des ossements humains (The Flower Vase Cut, en référence à l’une des mutilations pratiquées lors de la violencia colombienne des années 1940 et 1950). Ou a contrario les signaux faibles d’une humanité fébrile, lorsque l’enseignante américaine Helen W. Tinkham organise, dès 1869, des missions de charité en distribuant des bouquets de fleurs aux classes les plus populaires de la ville de Boston (jusqu’à 12 000 fleurs distribuées chaque saison). Aujourd’hui, on retrouve cette « charité florale » dans les ventes de bouquets de tournesols dont les bénéfices sont reversés à des associations humanitaires présentes en Ukraine.
Pourtant ce bal des fleurs coupées n’est pas sans conséquences. Il est présenté comme une industrie hypnotique dans la vidéo de l’artiste Eric Baudelaire A Flower in my mouth (2021), qui nous plonge dans le plus grand bâtiment réfrigéré d’Europe où transitent quotidiennement plus de 46 millions de fleurs venues d’Afrique ou d’Amérique du Sud.
La vulnérabilité des fleurs n’est plus : givrées par des paramètres de conservation industriels, elles font l’objet d’archives scientifiques ou d’une disparition programmée. L’artiste Sarah Meyohas orchestre un travail aliénant de numérisation de plus de 100 000 pétales de rose destinées à alimenter un algorithme de création de pétales artificielles, tandis que Joanie Lemercier immortalise la disparition des fleurs entourant la mine allemande de Hambach.
En Colombie, les fleurs représentent un marché d’exportation tout aussi important que celui de la cocaïne : la Saint-Valentin est une date d’alerte pour les autorités locales qui tentent d’éviter que les cartons de fleurs partant pour l’Europe ou les États-Unis ne soient truffés de paquets de poudre blanche.
Si les fleurs appartiennent souvent au décor, immobiles et passives, il semblerait que ce décor soit parfois plus bavard qu’on ne le pense. Les artistes Kapwani Kiwanga et Taryn Simon en font la démonstration en analysant et reproduisant les compositions florales présentes sur les photographies d’archives de cérémonies et manifestations diplomatiques, liés à l’indépendance de pays africains pour la première, ou à d’autres événements comme la signature du traité de Maastricht (1992) pour l’autre. Lors de ce dernier événement, Taryn Simon identifie la présence d’iris hollandaises, d’œillets colombiens ou de solidagos kenyans : autant de fleurs qui composent un « bouquet impossible » dont les fleurs ne sont pas sensées fleurir à la même période (magie des accords économiques internationaux facilitant imports et exports).
Kapwani Kiwanga, Flowers for Africa : Cameroon, 2020.
Taryn Simon, Traité de Maastricht, Pays-Bas, 7 février 1992.
La fonction décorative des fleurs leur a longtemps octroyé une innocence qui fût détournée à de nombreuses reprises. Elles furent abondamment utilisées pour orner les parures des bourgeois·es de la période victorienne : les floriographies sont des ouvrages regroupant les symboles associés à chaque fleur, notamment les émotions, alors réprimées par l’étiquette de la société anglaise.
Ce langage secret se déploie aussi dans le Botanico-Political Lexicon (2018), un dictionnaire d’un langage floral secret imaginé à partir d’archives soviétiques récoltés par le collectif Agency of Singular Investigation. Chaque fleur est présentée sous la forme d’une silhouette noire abstraite et associée à une notion du discours politique du XXe siècle (démocratie, révolution, idéologie, contre-culture, etc.)
En 2021, lors du Met Gala, à New York, une fleur fut particulièrement remarquée : la rose verte portée par l’acteur Eliot Page, rendant hommage à l’écrivain homosexuel Oscar Wilde, qui demanda aux ami·es de sa communauté de porter un œillet vert à leur boutonnière lors de la première de sa pièce L’éventail de Lady Windermere (1892).
Tandis que les termes floraux « daisy », « buttercup », ou « pansy » désignait au début du XXe siècle les hommes à l’homosexualité flamboyante, c’est aujourd’hui la lavande qui est communément associée aux communautés LGBTQ+, notamment aux États-Unis. La « Lavender Menace » – crainte formulée par la féministe Betty Friedan concernant l’association de la National Organization for Women avec des mouvements lesbiens dans les années 1970 – et la « Lavender Scare » – chasse aux sorcières des années 50 contre les employés fédéraux homosexuels – ont marqué l’histoire des communautés homosexuelles.
Enfin, sur la tête de la militante Marsha P. Johnson, les fleurs se transforment en manifeste éclatant pour la liberté des corps. Ses couronnes de fleurs, fabriquées avec des rebuts du quartiers aux fleurs de Manhattan – jonquilles, roses, œillets, chrysanthèmes ou tulipes – deviendront le symbole d’une lutte vivante pour les droits LGBTQ+.
Quelques belles fleurs, comme ça …
Bahman Jalali, Image of the Imagination, 2000-2002
Cy Twombly, Tulips, créé - 1985
Nobuyoshi Araki, Untitled (Painting Flower), 2005
Joe Horner
Junichi Kakizaki, Flowers, 2011
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