En novembre, dans le cadre du salon d’édition OffPrint, Tiphaine Monange (de la newsletter La vie matérielle) et moi avons investi le Floréal Belleville (Big Up Anna Broujean) pour une discussion autour de nos newsletter respectives. Après avoir déballé nos archives et tout un tas de questions totalement existentielles sur les enjeux méthodologiques de cette forme éditorial indépendante, nos avons terminé avec la lecture d’une newsletter à quatre mains, dont voici la partie que j’ai écrite.
Omniprésent dans notre langage, le feu image nos jeux de mots et expressions familières, il accompagne les humains depuis la nuit des temps, dans toute sa force, sa chaleur, sa lumière et sa violence. Des bûcher des sorcières aux rues enflammées par la colère de manifestant·es, de l’espace domestique où ronronne les flammes de la cheminée aux forêts transformées en brasiers, le feu imprègne notre monde de brûlures plus ou moins profondes, et d’images que l’on répète à l’infini : La mort par le feu du couple d’amants formé par Marina Abramovic et Wilhem Dafoe dans 7 Deaths of Maria Callas (2021) fait écho au mur de feu traversé par une silhouette féminine filmé par Bill Viola (Fire Woman, 2005). Les formes thermiques capturées par SMITH donnent à voir la présence spectrale de corps disparus (Spectrographies, 2015), tandis que s’embrasent les souvenirs de femmes de la danseuse Wen Hui dans un jeu de drapés dorés (I am 60, 2021) ou les braseros éphémères dévorés par la mer de l’artiste Julie Brook.
L’image de la cheminée est aujourd’hui devenue un symbole de confort et de sécurité, une entité décorative qui ne réchauffe que parce qu’elle charrie une flopée de bons sentiments. D’où le mystérieux succès des feux de cheminée ASMR qui foisonnent sur YouTube : le crépitement rassurant du bois sec et la lumière dorée d’une flamme sans fin. Ces images s’immiscent à l’écran dans de nombreuses scènes domestiques : dans Portrait de la jeune fille en feu, comme dans Outlander, avortements et accouchements ont lieu à la seule lumière du feu de cheminée, créant une atmosphère à la fois intime et clandestine.
Si les cheminées, poêles et braseros servaient initialement à contrer les basses températures hivernales et augmenter la luminosité, ils ne sont aujourd’hui plus que des ornements. Ils semblent pourtant à l’origine de principes « atmosphériques » que l’on retrouve dans de nombreux contextes militants : dans les ateliers d’auto-gynécologie (comme on peut les observer dans le court-métrage de Pauline Pénichout, Mat et les gravitantes, 2020) où un attention particulière est apportée à la création d’un espace chaleureux qui ressemble à celui de la maison (coussins et couvertures, boissons chaudes et sucreries), comme dans le salon de thé culturel féministe, Le Lieu-Dit, créé dans les années 1970 dans le quartier latin de Paris qui reproduit les codes d’une domesticité rassurante et normée avec des « tables jonchées de fleurs, de savoureuses gâteries servies dans de la vaisselle bien choisie » afin de rassembler des « trafiqueuses » féministes derrière l’accueillante vitrine.
La répartition du chaud et du froid dans nos espaces de vie, qu’elle soit thermique ou symbolique, poursuit dans les environnements féministes la quête du « chez soi », un espace « chaud » où l’on se sent en sécurité (safe space). Selon l’anthropologue Tim Ingold, les propriétés des matériaux qui composent ces environnement ne sont pas neutres, ils charrient des histoires : la froideur du métal ou du plastique racontent l’expérience de l’espace médical tandis que les matériaux textiles, omniprésents dans les productions féministes, renvoient à une sensorialité de l’intime.
Ces enjeux thermiques sont l’objet des recherches de l’architecte Philippe Rahm qui imagine de nouvelles façon d’habiter dans son projet « Domestic Astronomy » (2009) :
« L’astronomie domestique est le prototype d’un appartement où l’on n’occupe plus une surface, mais une atmosphère. En quittant le sol, les fonctions et les meubles s’élèvent : ils se répandent et s’évaporent dans l’atmosphère de l’appartement, et ils se stabilisent à certaines températures déterminées par le corps, les vêtements et l’activité. »
Si le feu est omniprésent dans le champ lexical romantique – la flamme devenant symbole d’un amour passion –, sa chaleur fait l’objet de nombreuses théories relatives à la fertilité, en classifiant notamment des caractéristiques qui seraient proprement féminines ou masculines (théorie des humeurs reposant sur les 4 qualités : chaud / froid, sec / humide). On retrouve depuis le Moyen-Âge des recettes d’elixirs et d’onguents basés sur des aliments dits « chauds », censés favoriser la performance sexuelle et la fertilité. Aujourd’hui, les qualités de la chaleur refont surface en matière de contraception masculine : la production de spermatozoïdes nécessitant une température optimale, la mise à mal de cet équilibre thermique produit de nouvelles alternatives contraceptives. De nombreux artefacts voient alors le jour pour contrarier la spermatogénèse : l’androswitch, un anneau en silicone permettant de faire remonter les testicules et donc de les réchauffer ou le projet COSO, une « baignoire » à ultrasons, dans laquelle les testicules doivent être immergées à haute température tous les deux mois.
La gestion du feu, lorsqu’il échappe au contrôle humain est traditionnellement une affaire d’hommes, associé au métier de pompier, habitée par un imaginaire de la virilité ostentatoire, des gros biscottos et du courage testiculaire. Ce métier n’est rendu accessible aux femmes qu’à la fin du XXe siècle : Françoise Mabille est la première sapeur-pompière reconnue en France en 1974, tandis qu’en Australie il faut attendre 1985. Pourtant, les femmes n’ont pas attendu ces dates pour devenir pompières, dans l’ombre et sans rémunération. Dès 1901, en Australie, la Amazon Ladies Fire Brigade oeuvre déjà brillamment à la défense contre les flammes des grandes demeures de campagne, des hôpitaux ou des collèges pour femmes sans l’aide de pompiers masculins.
En mars 2021, la femme politique anglaise Baroness Jones suggère la mise en place d’un couvre feu pour les hommes à partir de 18h, en réaction à la disparition de la jeune femme Sarah Everard. Si cette proposition scandalise les principaux intéressés, elle permet surtout de mettre en lumière une forme de couvre-feu officieux que subissent les femmes depuis des siècles : leur présence dans les espaces publics les expose à de nombreuses violences que la nuit « justifie » au regard de notre société patriarcale. « Que faisait-elle dehors à cette heure-là ? » La déclaration de Baroness Jones s’inscrit dans la lignée du mouvement Reclaim The Night, initié en 1977 en Angleterre, qui exige la possibilité pour les femmes de se déplacer librement la nuit sans crainte pour leur sécurité. La notion de couvre-feu, qui nous est maintenant très familière, existe pourtant depuis le Moyen-Âge, en dehors des circonstances exceptionnelles que nous lui connaissons aujourd’hui. Il s’agissait initialement de « se mettre à couvert des débauchés et des voleurs de nuit », de prévenir les incendies qui menacent les maisons en bois, de réguler les horaires de travail et de maintenir la sûreté publique. Pour circuler dans la pénombre des villes, il fallait alors se signaler en portant une lanterne.
Dans le fourmillement visuel qui hante nos réseaux sociaux, l’esthétique Firecore produit des images ayant trait au feu, à la fumée, aux étincelles, aux cendres, aux feux de camp et aux explosions, souvent accompagnées de poèmes. Cette esthétique de la destruction est décrite dans l’article « The Agency of Fire : Burning Aesthetics », comme un outil de mise à distance du danger. Plusieurs émotions successives traversent ces images « pyro-esthétiques », notamment celles illustrant les mega-incendies meurtriers des dernières années : peur → crainte → angoisse → tristesse → découragement → morosité → déconnexion → dissociation. La fin du monde annoncée par ces incendies devient objet de délectation visuelle :
« Despite all the pictures of devastation circulating online with each new wildfire, we face the insufficiency of the image. Frozen and flattened, images of fire present a misleading visual field of aesthetic contemplation. Framed and objectified, they offer only a privileged sort of distanced voyeurism, a reassuring domination of disaster, but also a failure to capture the momentousness of loss, its duration and nonspectacular wake of suffering, its bureaucratic and financial devastations that move trauma to banality. […] We have images of devastation, but these images, mostly found on news and social media sites, don’t, can’t, show the devastation of images wrought by such apocalypses: burning aesthetics »
Merci de m’avoir lue, n’hésitez pas à vous abonner et à m’envoyer vos retours et références en répondant à ce mail. En attendant, je vous souhaite de très belles fêtes ♥