Faisant écho aux chuchotements concernant des puces RFID intégrées à nos masques hygiéniques, Smell Fax est le prototype raté d'un projet d'ingénierie visant à concevoir un masque qui imprime articiellement des odeurs extraites d'environnements réels.
La Covid-19 reste une source inépuisable de hooks pour cette newsletter, qui m'amène ce mois-ci vers l'art de renifler.
En décembre 2020, l'américain Truddy-Ann Lalor partageait sur Tik Tok une recette de famille jamaïcaine pour retrouver l'odorat après les effets secondaires de la Covid-19, en écrasant la chair d'une orange préalablement brûlée avec du sucre brun. Le succès de ce post est révélateur de la détresse des personnes qui, privées d'un sens auxquel on prête peu d'attention, voient une partie de leur mémoire, et donc de leur expérience au monde, disparaître.
J'ai déniché récemment un exemplaire du numéro de Sorcières dédié aux odeurs (1976) où, parmi d'innombrables descriptions olfactives, j'ai trouvé celle de la gadoue :
« La gadoue n’est pas – comme l’on croit – une puanteur massive, indifférenciée et globalement pénible. C’est une grimoire infiniment complexe que ma narine n’en finit pas de déchiffrer. Elle m'énumère le caoutchouc brûlé du vieux pneu, les remugles fuligineux d’une caque de harengs, les lourdes émanations d’une brassée de lilas fanés, la fadeur sucrée du rat creuvé et le fifre acidulé de son urine, l’odeur de vieux cellier normand d’une camionnée de pommes suries, l’exhalaison grasse d’une peau de vache que des bataillons d’asticots soulèvent en vagues péristaltiques, et tout cela brassé par le vent, traversé de stridences ammoniaques et de bouffées de musc oriental. Comment s’ennuyer dans un pareil étalage de richesses, comment être assez grossier pour les repousser en bloc parce que malodorantes ? »
M. Tournier, Les Météores, 1975
Cette mémoire écrite des odeurs est aussi fascinante qu'elle n'est jamais tout à fait satisfaisante. Décrire des odeurs est un exercice difficile et, pour ma part, ce sont des souvenirs familiaux qui me viennent immédiatement : la cacophonie des parfums dans la voiture familiale un jour de fête, l’odeur âcre des tonnes de raisins se déversant dans un cuve de fermentation, les effluves d'encens qui nappent l'humidité des pierres de l'église ou le goût des pailles fluorescentes remplies de poudre acidulées achetées à la boulangerie. On retrouve ces souvenirs olfactifs dans un article du New York Times, qui fait écho au projet de la critique culinaire Tejal Rao de « Personnal Smell Museum of Los Angeles » :
« When I was growing up, my dad owned a concrete business. To this day, the smell of newly poured concrete at a construction site stops me in my tracks and I think he must be somewhere nearby. »
Mais les odeurs ont, au-delà d'une consistance personnelle, la capacité de nous replonger dans des environnements inconnus : Le pong de Paris, une composition olfactive qui renvoie à l'odeur hypothétique des rues parisiennes au XIXe siècle, l'exposition Fleeting – Scents in Colour, qui reconstitue les parfums de natures mortes hollandaises – comme l’odeur des canaux d’Amsterdam –, ou encore le projet Resurrecting The Sublime, de l'artiste et biologiste Sissel Tolaas, qui nous permet d'humer le parfum de fleurs éteintes à cause des activités coloniales humaines. Finalement, le projet Odeuropa s'emploie à construire un patrimoine olfactif, à partir de la collecte d'informations sur les odeurs dans des textes et images.
La chercheuse et designeuse Kate McLean a travaillé avec des centaines de volontaires pour identifier les odeurs d'Edinbourg, Singapour ou encore du quartier de Greenwich Village, à New York, dressant des « smellscapes ». Pour elle, l'exploration olfactive des rues d'une ville passe par deux postures : la reception passive des odeurs (smell catching) et la recherche active d'odeurs moins évidents (smell hunting). Au-delà de l'empreinte olfactive d'une ville, ce sont parfois de véritables frontières que les odeurs peuvent créer, comme en témoigne le projet That's How I Used To Know I Have In Fact Crossed This River, de l'artiste Morgan Wong, qui explique que les frontières physiques séparant Hong Kong et la Chine, portent des formes de ségrégation invisible, comme les odeurs. Le pont Lowu est l'une des connexions les plus importantes entre Hong Kong et Shenzhen, où l'on peut immédiatement sentir la distinction olfactive une fois les contrôles frontaliers passés.
Ces travaux nous éclairent aussi sur la façon dont on vit (ou vivait) avec les odeurs et quel rôles elles ont eu dans notre histoire. Si l'on sait aujourd'hui associer certaines odeurs au danger – le brûlé, le pourri – tout en sachant que certaines sont innofensives, ce n'était pas le cas au XIXe siècle, lorsque l'on portait des mouchoirs, des sels, des sachets parfumés ou des fleurs parfumées épinglées à la boutonnière, de sorte que lorsqu'on rencontrait de mauvaises odeurs (possiblement porteuses de maladies), on pensait s'en protéger en se couvrant le nez.
Dans d'autres circonstances, les mauvaises odeurs rappellent le peu d'entrain que l'on a pu mettre dans la conception de certains produits comme les contraceptifs féminins :
« Lorsque j’étais chez Madame Claude, je ne prenais pas la pilule, mais j’utilisais des sortes de cônes à la fois contraceptifs et antiseptiques. Ce procédé était efficace mais il avait un inconvénient : l’odeur et le goût très amer des cônes. Il fallait donc que je les mette à l’insu du type, après qu’il m’ait sucée, juste avant de baiser. Mais comme souvent, il se retirait avant de jouir pour que je le suce, avant de me repénétrer à nouveau, il fallait que je lèche son sexe en ayant l’air d’aimer, alors que le goût et l’odeur du produit étaient absolument épouvantables. Dès qu’il avait joui, je courais me laver la chatte et la bouche comme une folle, car en général il fallait recommencer une deuxième et une troisième fois. Je gardais les cônes dans ma main ou sous l’oreiller en cachette, quelquefois ça fondait et j’avais très peur qu’un jour un client s’en aperçoive et le dise à Claude. »
Claire, Sorcières, n°5, 1976
Un article récent dansThe Kit m'interpelle : « What Does Feminism Smell Like? Female perfumers explain how they capture the scent of a movement ». Comment donc les marques de parfum s'emparent-elle d'un mouvement social pour en faire ruisseller des $$$ ? C'est assez simple en réalité, il suffirait de mixer des notes traditionnellement masculines, comme le tabac, le bois ou le rhum, et d'y ajouter des notes féminines, comme des senteurs de fleurs, pour obtenir un parfum 100% pur jus féministe. « Sentir féministe » se résumerait donc à sentir toujours un peu « la femme » mais un peu « l’homme » aussi, parce que le pouvoir resteraient une caractéristique masculine.
Dans une perspective plus intersectionnelle, l'essai An Odor of Racism: Vaginal Deodorants in African-American Beauty Culture and Advertising analyse l'utilisation de déodorants vaginaux, néfastes pour la santé, comme phénomène socio-culturel chez les femmes afro-américaines. Cette pratique hygiénique trouve ses fondements dans l'histoire de la perception des odeurs corporelles et notamment la discrimination olfactive des personnes noires.
Dans le champ des nouvelles technologies, l'emploi de l'odorat reste marginal et synonyme d'échec, comme en témoigne dès les années 1950 le système Smell-o-Vision qui dégageait des odeurs lors de la projection d'un film, ou le synthétiseur de parfum personnel iSmell, un petit appareil qui devait diffuser des odeurs correspondant à des actions sur un écran d'ordinateur (par exemple, une odeur se déclenche lorsqu'on reçoit un email).
Plus récemment, le projet The Smell of Data fait écho à ces technologies bancales, en proposant un dispositif qui dégage un odeur métallique quand l'utilisateur·ice rencontre un site Web non protégé ou une tentative d'effraction sur son ordinateur.
Si les odeurs qui nous entourent – notre odeur corporelle ou celle de notre logement – deviennent « captables » et donc contrôlables via des outils numériques comme les assistants domestiques, une fuite supplémentaire de données s'ouvre pour les grands collectionneurs : Qui utilise quel parfum et qu'est-ce que cela dit de leur identité ? Qui habite dans un logement insalubre, trop humide ou poussiéreux ? Qui cuisine quoi et à quel rythme ? Qui fait l'amour et à quelle fréquence ? Comment palier aux « anomalies » olfactives des gens et normaliser leurs odeurs ?
Brueghel l'Ancien, El Olfato, 1617-18.
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