Fire of Love (2022)
En temps utiles, juste à temps, en même temps, tout le temps, faire son temps, prendre le temps, perdre son temps. Un temps pour tout, finalement. Mais plus souvent trop de temps pour rien.
Il y a quelques mois, j’ai été éblouie par le documentaire Fire of Love (2022), retraçant l’histoire fusionnelle d’un couple de volcanologues français, Maurice et Katia Kraft. Au travers d’une quantité extraordinaire d’images d’archives, le film présente le travail de ces chercheur·euses, dont la vie était partagée entre expéditions et « vie ordinaire » (enseignement, rédaction d’articles, traitement de données, conférences, etc.)
Le couple semble avoir travaillé à aligner son pouls sur celui des volcans et sur un temps infiniment plus lent que celui de la vie humaine. Une image doublement romantique de la vie de la recherche scientifique et de la vie de couple, par delà les dangers évidents de leur champ d’expertise, qui finira par les tuer.
Ce rythme de vie altéré pourrait presque rappeler l’expérience du spéléologue français Michel Siffre qui avait passé 177 jours dans l’obscurité d’une grotte au Texas, en 1972, ce qui avait eu pour effet de modifier progressivement son rythme biologique (ses journées pouvaient durer non plus 24h mais de 6h à 52h).
Fire of Love constitue une normalisation presque acclamée des chercheur·euses qui donnent leur vie à la science. Dans bien d’autres cas, si le danger n’est pas le grondement des profondeurs de la Terre, il prend la forme bien plus banale d’agendas, de calendriers ou de fiches de report d’activités, mettant en péril le temps long et nécessaire de la recherche, arrachée par le bourdonnement de la superposition des calques de temps qui se disputent nos capacités biologiques.
Performer le temps
La cacophonie produite par l’accumulation de temporalités, courtes ou longues, pragmatiques ou oniriques, sous la forme de tableaux et de calendriers ou de projections immatérielles éparpillées dans mes pensées depuis presque un an (date sacrée du début de ma thèse de doctorat) trouve son paroxysme dans quelques dispositifs très concrets : cette année, j’ai finalement dû me plier à l’usage de plusieurs calendriers – professionnel et personnel – alors que mon temps n’était jusqu’à présent maillé que de quelques dates clés, comme des accrocs dans un filet de tranquillité. Dans le cadre de mon contrat de travail, j’ai dû commencer à rendre compte de mon « activité » professionnelle à l’aide d’un logiciel dédié : chaque heure de chaque journée travaillée doit être caractérisée par un tâche particulière, elle-même associée à un groupe de travail ou un projet. Il faut même y renseigner le temps passée à renseigner ce logiciel (vous suiviez toujours ?). Pour satisfaire le besoin de « visibilité » (et de contrôle) de ma supérieure hiérarchique, je remplis également mon agenda professionnel de tâches colorées factices. Encore une nouveauté : mon agenda ne m’est plus destiné (pour ma propre organisation), il devient un outil de surveillance, un acte performatif de ma productivité.
J’ai récemment découvert un calendrier soviétique modélisant l’idée de l’économiste bolchévique Yuri Larin qui propose en 1929 un plan qui permettrait aux usines de fonctionner tous les jours de l’année (connu sous le nom de nepreryvka, la « semaine de travail continue »). Il s’agissait concrètement d’étendre le système d’équipes tournantes aux jours de la semaine en attribuant à chacun des groupes de travailleur·euses des jours de repos différents. Mis en place dans la foulée, ce système eut pour effet un véritable délitement social car, hormis quelques jours fériés annuels, le temps libre est devenu un temps de « repos productif » imposé sans possibilité de le partager avec ses proches (qui avaient des jours de repos différents).
Ce temps libre est presque comparable à celui des détenu·es d’une prison, dont la sentence ne consiste pas seulement en la privation d’un temps de vie, mais aussi dans la prise de conscience de cette perte, comme en témoigne les prisonnières du Connecticut State Farm for Women, ouvert en 1918.
Although the same sand run over and over again through the hour glass, the hours and minutes they measure can never be lived again. Time that passes, passes forever. That is the sad thought which comes to us as we tear off the last pages of the 1935 calendar. As we look back over the twelve months and feel how little has been accomplished, the is one thought which should cheer us somewhat. Unlike the sands of the hourglass, which appear to be all alike, our hours have differed much in their importance to us.
Dans le premier numéro de l’infolettre interne que les détenues publient à partir de 1935 (The Hour Glass), la préface énumère différents dispositifs de mesure du temps comme autant d’objets qui, dans le contexte de l’incarcération, constituent les barreaux de leur prison, autant d’objets qui leur impose une mesure du temps qu’elles n’ont pas choisi.
We love in deeds, not years ; in thoughts, not breaths ; in feelings, not in figures on a dial.
Matérialités du temps
Ces objets conçus pour capturer le temps, l’organiser, le compter, l’optimiser sont innombrables et tendent progressivement à s’émanciper (au moins artificiellement) de toute contrainte mécanique, biologique ou sociale allant même jusqu’à proposer des définitions alternatives du temps (qui s’alignent souvent à une vision capitaliste de celui-ci). Voici donc quelques anecdotes qui témoignent d’une variété d’imaginaires du temps humain :
Au IXe siècle, en Angleterre, les bougies du roi Alfred le Grand sont graduées, et fondent au rythme d’une division de son temps en trois activité : religieuse, administrative et récréative ;
Christian Marclay, The Clock (2010)
Dans le système traditionnel de mesure du temps au Japon, la journée était divisée en deux parties, la nuit et le jour, qui étaient chacune subdivisées en six intervalles. En été, les heures de la nuit raccourcissaient et celles du jour s’allongeaient ; en hiver, le schéma était inversé ;
Christian Marclay, The Clock (2010)
En Chine, au début de la dynastie Qing (1644-1911), des horloges à encens brûlaient toute la nuit dans la grande tour du tambour de Pékin, mesurant le temps jusqu’à ce que le battement de l’énorme tambour annonce la fin du service de nuit. Les minutieux labyrinthes de poudre associent alors la mesure du temps à un art olfactif (peut-être l’odeur de l’encens suggère-t-elle une idée particulière du temps ?) ;
Christian Marclay, The Clock (2010)
Carl Linné, père de la taxonomie, divise les plantes à fleurs en trois groupes : les meteorici, qui changent leurs heures d’ouverture et de fermeture en fonction des conditions météorologiques ; les tropici, qui changent leurs heures d’ouverture et de fermeture en fonction de la durée du jour ; et les aequinoctales, qui ont des heures d’ouverture et de fermeture fixes, indépendamment du temps ou de la saison. Linné note dans sa Philosophia Botanica (1751) que si l’on possédait une variété suffisamment grande d’espèces aequinoctales, il serait possible de lire l’heure simplement en observant l’ouverture et la fermeture quotidiennes des fleurs ;
Christian Marclay, The Clock (2010)
En 1998, dans le cadre d’une ambitieuse campagne de marketing pour sa gamme de montres « Beat », Swatch a proposé une refonte totale du système mondial de mesure du temps. Il s’agissait d’abolir les fuseaux horaires et d’établir un nouveau méridien situé au siège de l’entreprise à Bienne, en Suisse, à partir duquel le temps serait mesuré non pas en 24 heures, mais en 1 000 « battements » après minuit - chacun équivalant à environ une minute et 26,4 secondes ;
Christian Marclay, The Clock (2010)
L’artiste Siobhan Leddy laisse entrevoir dans un article pour Real Time Magazine (2017) le glissement progressif de notre conception du temps au travers de la modification des algorithmes des principaux réseaux sociaux d’une mise à jour chronologique des feeds vers une mise à jour basé sur des critères beaucoup plus obscurs laissés à la discrétion des entreprises : si les « innovations temporelles » ne sont pas nouvelles, elles laissent ici entrevoir un « algo-time » ou des « algo-rythms » manoeuvrées pour les intérêts capitalistes d’un groupe réduit d’entreprises.
Perhaps time can be considered as protean lines of flight, mutant futures up for constant renegotiation. Or uncommodified, irregular, and co-existing alter-rhythms.
Chronological time relegates the past to an increasingly remote distance from our present. It creates a feeling of scarcity, where the past, once lost, is lost forever. Such scarcity contributes to the capitalist commodification of time, in which time — through waged labour — is reified as a measurable unit, synonymous with its monetary value.
Christian Marclay, The Clock (2010)
Matériau principal du film The Clock de Christian Marclay (2010), les horloges confirment l’écrasante primauté du concept de chronos – un temps qui peut être mesuré de manière objective et quantitative – sur le kairos – qui correspond à la notion plus subjective de « temps opportun ». Deux conceptions du temps que l’artiste Felix Gonzalez Torres fait résonner dans Untitled (Perfect Lovers), alors qu’il apprend que son compagnon Ross Laycock est atteint du SIDA : deux horloges parfaitement synchronisées dont les battement finissent lentement par se décaler.
Pour préparer cette oeuvre, il écrit :
Don’t be afraid of the clocks, they are our time, the time has been so generous to us. We imprinted time with the sweet taste of victory. We conquered fate by meeting at a certain time in a certain space. We are a product of the time, therefore we give back credit were it is due: time. We are synchronized, now forever. I love you.
L’épaisseur des lignes
La mesure du temps, ou plutôt sa représentation, a également pris depuis plusieurs siècles la forme presque hégémonique de la « timeline » ou frise chronologique (voir The Timeline fo Timelines, a device turned on itself publié par la revue Cabinet). En 1765, le pasteur et théologien Joseph Priestley publie un tableau représentant la vie d’hommes célèbres au moyen de lignes disposées chronologiquement sur une échelle de 2 950 ans et analyse son choix graphique ainsi :
The timeline filled in as a kind of fantasized visual referent for an object without material substance. (Joseph Priestley, Description of a Chart of Biography)
Un siècle plus tard, Henri Bergson qualifiera le « temps homogène imaginaire » représenté par la ligne du temps d’idole trompeuse.
C’est ainsi que, quelques siècles plus tard, l’évaluation de mon travail passe essentiellement par l’évaluation de ma capacité à remplir des calendriers d’événements agissant comme justificatifs de la qualité de mon travail. Pourtant, cette ligne fuyante du temps imite une accélération constante qui empêche de porter une attention à (et à fortiori de représenter) l’épaisseur du temps. La philosophe Joan Tronto note que « l’attention consiste à suspendre la pensée, à la laisser disponible, vide et prête à être investie par son objet » (Un monde vulnérable, traduit en 2009) : une attention rendue impossible par l’injonction au remplissage compulsif des agendas.
Dans leur dernier ouvrage Le soin des choses (2022), les sociologues Jérôme Denis et David Pontille décrivent l’enquête menée par la chercheuse Marisa Cohn sur la maintenance d’une sonde spatiale dont la durée de vie a été prolongée de façon inattendue, insistant sur les « étapes d’un processus productif de lâcher-prise » qui se mettent en place autour de temporalités que les humain·es ne maîtrisent pas – celle d’un objet spatial qui ne veut pas tirer sa révérence, mais tombe progressivement en désuétude :
L’assemblage complexe autour de la sonde s’est progressivement éloigné de la figure du mécanisme d’ingénierie finement ciselé dont chaque petit élément est maîtrisé, jusqu’à être traité comme un milieu géologique au sein duquel des couches se sont accumulées et des liens se sont tissés, souvent de manière invisible
Le temps n’est alors plus une somme de ligne parallèles mais une superposition de strates, une croute de minutes et d’heures. Le temps n’est plus une horloge bien réglée mais un sac de « lovelocks » auparavant accrochés par des couples sur le pont des Arts à Paris.
Ces love locks devaient symboliser l’indéfectibilité d’un lien ; ils ont dû être défaits en 2018 car leur poids menaçait de faire s’effondrer les rambardes. Restent des tonnes de ferraille à moitié rouillée, entassées dans ces sacs, et sur lesquelles se laissent à peine déchiffrer les prénoms ou les initiales des – anciens ? – amants. Le symbole a fini par s’autodétruire, littéralement sous sa propre lourdeur.(Mariane de Douhet et Cyril Legrand, dans AOC à propos de l’installation de Cyprien Gaillard au Palais de Tokyo en 2022)
La timeline est interrompue par d’innombrables soubresauts, chocs, arrêts brutaux qu’elle ne laisse jamais deviner :
C’est un nuage de poussière qui ne retombe pas, ou si lentement au-dessus des grattes ciels de New York après les attentats du 11 septembre.
C’est aussi la torpeur de la dernière survivante de l’attaque nucléaire d’Hiroshima qui raconte la déflagration de l’intérieur dans un court film d’animation.
Finalement, alors que l’horloge de l’Apocalypse, une horloge conceptuelle créée en 1947 et mise à jour régulièrement depuis par les directeurs du Bulletin of the Atomic Scientists de l’université de Chicago, sur laquelle « minuit » représente la fin du monde, a récemment marqué 23 h 58 min 30 s, en France, les luttes actuelles contre le report de l’âge légal de la retraite font raisonner des décennies de lutte pour l’obtention de temps, ou plutôt de temps libre, un temps qui n’appartient qu’à nous, hors du capital et de ses lignes et courbes fuyantes, et qu’aucune horloge ne vient rythmer de minutes violentes et interminables.
L’horloge à automates Le défendeur du temps, restaurée et exposée à Lafayette Anticipations par Cyprien Gaillard (2022)
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