Photographie des années 1900.
Photographie des années 1960.
Depuis quelques mois, j’ai pris l’habitude de fréquenter l’un des bars de mon village d’enfance, lorsque j’y suis de passage. Ce qui peut sembler anodin ne l’est pas pour moi : durant plus de 28 années de vie dans ce village, je n’ai jamais fais que passer devant ce bar, ne m’y installant qu’à de très rares occasions, mais jamais seule, comme je le fais régulièrement à Paris.
Je m’y suis installée durant ces vacances pour observer les allers et venues, les discussions routinières, la décoration aux murs, le passage du soleil au dessus des platanes qui l’abritent.
Le bar des touristes est placé à l’angle de la route du Littoral et de la place de la Fontaine, à Saint Martin de Londres, dans l’Hérault. De mémoire de grand-mère (la mienne), ce bar a toujours existé, dans ses souvenirs et ceux de ses parents. Nous dirons que ce bar a traversé à minima le XXe siècle (en témoigne la photo ci-dessus datant des années 1900), changeant régulièrement de propriétaire, mais appartenant toujours à « quelqu’un d’ici » et prenant différents noms : Café Bouvier, Chez Jules, Bar des touristes.
Le bar est situé sur la place centrale du village, ce lieu qui voit passer quotidiennement les travailleur·euses se rendent au travail, les retraité·es et les femmes au foyer faire leurs courses, les nounous faire d’incessants aller-retours entre leur domicile et les écoles primaire et maternelle, les employé·es et élu·es municipaux se rendant à la mairie, des cyclistes de passage faire une pause pour remplir leur gourde, les hommes d’un certain âge « tenir les murs » de la salle des fêtes en discutant.
Sur la place, le bar des touristes n’est pas le seul commerce de proximité : il y a également deux restaurants, deux épiceries, deux boulangeries, une boucherie, une fleuriste, un opticien, deux agences immobilières, et un deuxième bar : le bar des Autobus. Proche de Montpellier, ce n'est donc pas un village victime de la désertification, bien au contraire. À l’ombre des platanes qui encadrent la place, le bar des touristes offre une terrasse qui s’étend jusqu’à la fontaine, en contrebas.
Photo issue des archives de ma grand-mère, qui a consacré des albums entiers à documenter la vie du village au travers de photos, de prospectus, de coupures de journaux, etc.
En ce samedi matin, une télé à écran plat diffuse le match de la coupe du monde de football féminin entre la France et l’Australie. Quelques habitués ainsi que des vacancier·ères se regroupent autour de l’écran : alors que le match ne semblait pas intéresser grand monde, la séquence de tirs au but génère une tension mobilisatrice dans le bar, qui s’évapore dès le match fini : les vacancier·ères réglent l’addition, les habitués retournant à leurs places de choix. Yolène, ou « Yoyo » pour les intimes, serveuse dans le bar depuis une vingtaine d’années, arpente sans faiblir la terrasse, servant les premières bières alors que la cloche du village sonne midi.
L’aménagement du bar nous renseigne sur la longue histoire de ses murs : les grandes vitres habillées de boiseries sombres permettent d’apercevoir depuis l’extérieur des moulures au plafond qui semblent être d’origine. Le sol carrelé de motifs dorés porte également la trace des milliers de pas qui l’ont foulé au fil des décennies.
L’écran plat est l’élément central accroché sur un mur chargé d’objets divers : un miroir tapisse une grande partie du mur, produisant un effet de profondeur dans ce bar qui n’est pas si grand et dont l’intérieur n’est souvent qu’un espace de passage. Des chaises y sont le plus souvent entreposées durant la saison estivale, quelques tables sont disposées le long de la fenêtre donnant sur la route. Ces tables sont « réservées » à quelques habitués, qui naviguent avec aisance dans l’espace.
Autour du miroir, un placage en bois qui ressemble à du parquet détonne avec l’apparence plus défraîchie du reste du décor. Sur le mur, des spots de lumière sont décorés de colliers de fleurs aux couleurs de la France – probablement un souvenir de supporters ayant occupé le bar durant la dernière coupe du monde de football masculin. Enfin une plaque est apposée au même mur, gravée de ce qui fut un logo pour le bar : un œil stylisé, à mi chemin entre le dessin de manga et le stickers de motard.
Après le match, les jeux télévisés du midi qui animent le bar accompagnent les dernier·ères client·es de la matinée qui règlent leurs consommations – le bar ne se remplira à nouveau qu’en fin d’après midi.
Derrière le comptoir en zinc, le mur est tapissé de bouteilles d’alcools et de sirops. Au centre, trône une machine à café sans âge mais robuste. À côté, un stand PMU permet de compléter manuellement ses feuilles de jeux avant de les régler au comptoir. On y trouve également des distributeurs automatiques de cacahuètes et de chips Pringles, sous la forme de tourniquets délivrant des petites boîtes d’aluminium circulaires. Enfin, un congélateur rempli de glaces à l’eau ou de cornets jouxte la fenêtre, prêt à être dévalisé par les enfants lorsque leurs parents passent le pas de la porte.
La devanture du bar porte différentes marques des activités passées du lieu : sur la vitrine, des stickers variés nous apprennent que le bar est « fan de foot », qu’il possède un agrément Française des Jeux (PMU), qu’il est équipé de la wifi, et qu’il se fournit chez différentes marques : Heineken, Edelweiss, Affligem, Lavazza. À l’extérieur, une plaque de bois peinte de deux branches d’olivier et portant les inscriptions « bar » « glacier » « sandwich » semble avoir été conservée ou rénovée. Au dessus, une plaque plus récente, vert gazon, nous informe de services qui ont depuis été scotchés en orange : on ne peut désormais plus acheter de coupes de glace, de crêpes, de gaufres. Ce scotch orange permet probablement de masquer de manière non définitive les activités au gré des saisons. La licence d’alcool de niveau IV semble pour sa part bien vissée au mur, sous la forme d’une petite plaque en métal rouillé mais lisible.
Vers 11h, un des serveurs de la pizzeria voisine fait son apparition : c’est un « enfant du village » qui a ses habitudes dans ce bar, qu’il a côtoyé toute sa vie. Il s’éclipse et refait surface vers midi, boit un café et fume rapidement une cigarette avant d’entamer son service.
Au bar des touristes, « Ben et Yoyo vous accueille tous les jours et organisent des soirées tous les mois », mais à certaines périodes de l’année, la fréquentation du bar explose : alors qu’il accueillait les lotos annuels du village dans les années 1970-1980, il est aujourd’hui un lieu incontournable durant la fête votive du village.
Chaque année à la fin du mois d'avril, le bar devient un passage obligé : alors qu’à l’autre bout du village, une halle des sports accueille un bal organisé par le Comité des fêtes, le bar des touristes regroupe des adolescent·es et de jeunes adultes autour de DJ set. La première soirée de la fête votive organisée dans le bar est connue sous le nom de « tour de chauffe », une expression imagée pour annoncer les « hostilités » des jours suivants. Le compte Facebook du bar des touristes a documenté assidument certaines de ces fêtes votives, sous la forme de séries de photos amatrices, particulièrement nombreuses en 2011 et 2013 (bouteilles d’alcool, lumières colorées, déguisements et acrobaties de circonstance). Sur ces photos, des visages reviennent inlassablement (des visages que je connais personnellement, plus ou moins bien). Ce sont ceux des jeunes hommes essentiellement, aujourd’hui âgés d’une trentaine d’années, qui se retrouvent chaque année autour d’une table de ce bar, qu’ils habitent encore dans le village ou qu’ils aient déménagé.
Le bar des touristes est également ouvert le 25 décembre, comme l’indique cette publication Facebook qui fait la promotion du « traditionnel » : un événement que l’on imagine destiné à celles et ceux pour qui Noël n’est pas synonyme de grands repas familiaux.
15 aout, 9h56. Alors que les commerces alentours sont vides, la terrasse du bar est pleine : une famille dévore des viennoiseries, les tables sont pour la plupart couvertes de tasses de cafés. Sur la table d’un groupe d’hommes d’une cinquantaine d’années, les cafés sont accompagnés des premiers verres de bière ou de vin de la journée et les informations saillantes du journal sont lues à voir haute : les incendies (« ça brûle partout »), l’horoscope du jour, l’histoire d’un chat mordu par un python royal (« il aurait pu l’avaler »), le prix excessif des péages autoroutiers. Tandis que le groupe se met d’accord sur la meilleure manière de jouer leur tiercé du jour, l’un d’eux commande une boisson d’initié·e : le PAC à l’eau, un sirop de citron qui ne se consomme que dans les bars du sud de la France.
Observer de loin ce qu’on connaît de près
Après quelques matinées à observer une routine bien établie dans ce bar sans âge, il m’est difficile de savoir si j’en ai plus appris en observant les lieux ou en me plongeant dans mes souvenirs. Je ne vis plus ici depuis longtemps mais je suis « une enfant du village », je ne suis pas vraiment anonyme et pourtant je m’assois à ce bar comme une touriste (seule, avec un livre, je vouvoie les gens). Il me paraît étrange de poser des questions naïves à des personnes que je connais depuis toujours : il existe depuis quand ce bar ? Et ce logo au mur, il vient d’où ? Les moulures, elles sont d’origines ? Comment elle s’appelle la serveuse, déjà ?
Je ne peux m’empêcher de repenser à ce documentaire magistral, Atlantic Bar, décrivant le quotidien d’un bar arlésien qui, contraint de fermer, emporte avec lui des années de liens tissés entre les habitué·es et les patrons du bar, Nathalie et Jean-Jacques. Le bar des touristes n’est à ma connaissance pas menacé de fermeture, mais il est intéressant d’observer dans ce village, comme à Arles, un phénomène de gentrification : dans un village qui était encore il a quelques dizaines d’années majoritairement ouvrier et agricole, les familles historiques voient apparaître une population nouvelle, plus citadine, « écolo » ou « bobo ». Le bar des touristes reste malgré tout un espace partagé où se jouent et s’observent les scènes quotidiennes de la transformation de ce village qui m’est si cher.
Fanny Molins, Atlantic Bar, 2022.
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PS : Merci à Luc, Muriel et Thérèse pour leur connaissance abyssale et passionnée de ces lieux.