Alors que les critiques se déchirent autour du film Blonde, qui retrace un chemin semi fictif de l’icône Marilyn Monroe, c’est la solitude de ce personnage qui m’interpelle. La blancheur parfaite de cette femme devenue my(s)thique – ses cheveux, sa peau, ses vêtements, la lumière dans laquelle elle baigne – illustre le destin d’une étoile incroyablement seule, entourée d’hommes avides, violents, cruels se disputant des lambeaux de chair.
Il existe des milliers de façon d’être seul·e, comme il existe de bien plus nombreuses façons de ne pas l’être. Pourtant, il me semble que l’on peut tracer les contours d’une solitude spécifique aux hétéras – les femmes hétérosexuelles.
La solitude des hétéras se déploie subrepticement, sans qu’elle ne soit réellement remarquée par qui que ce soit. Qu’elles soient sur-sollicitées par les proches qui réclament des soins et de l’attention ou bien oubliées lorsqu’elles ne peuvent pas ou plus servir les autres, les hétéras trouvent rarement l’espace de dire leur solitude. Prenez le marché de la bonne meuf de Virginie Despentes et tracez une ligne entre les bonne et les pas bonnes : deux choix sont alors possibles. D’un côté de la ligne, vous pourrez opter pour une solitude conforme (vous vous sentirez seule mais utile aux autres et exploitée pour vos attributs féminins), de l'autre côté de la ligne, vous optez pour une solitude non conforme (vous vous sentirez seule et l’on vous reprochera d’être inadaptée et inutile, ou bien on vous oubliera). D’un côté de la ligne, les femmes au foyer qui attendent le retour de leur mari militaire, les mannequins anorexiques, les travailleuses immigrées dont la famille habite à l’étranger et consacrent leur vie à élever les enfants des autres, et de l’autre côté de la ligne les femmes trans qui se prostituent, les femmes en prison qui ne reçoivent jamais de visite, les femmes qui vivent dans la rue, les veuves qui disparaissent dans leur chagrin ou encore les mamies oubliées dans de vieilles maisons de campagne ou en EHPAD.
Cette solitude traverse les âges et les classes sociales, bien qu’elle change de visage : le personnage de Nora dans le film Bonne mère (2021), qui incarne une mère célibataire précaire qui sacrifie sa vie pour ses enfants sans que personne ne s’inquiète jamais d'elle ; celui de Fern, veuve nomade et sans emploi fixe dans Nomadland (2021) ou bien la célèbre Gabrielle Solis dans Desperate Housewives (2004-2012) souffrant de l’absence de son mari businessman qui compense l’ennui de sa femme en lui offrant des bijoux.
Récemment, le film Tempura (2022) nous plonge dans la vie banale d’une jeune tokyoïte célibataire de 30 ans. Pour rompre avec la monotonie d’un travail de bureau sans intérêt et la tristesse d’une vie sociale peu remplie, elle se lance des défis : tous les week-ends, elle ajoute des activités à sa liste de « choses à faire seule », lui procurant une fierté rapidement effacée par les murmures moralisateurs d’une voix imaginaire qui hante son esprit pour combler sa solitude. Le film s’attarde alors à décrire la rencontre amoureuse qui fait sauter tous les boulons de la vie bien rangée et ordonnée de cette jeune femme. Cette rencontre pose une série de questions essentielles dans le pays qui a créé en 2020 un Ministère de la Solitude : comment vit-on ensemble quand on a passé tant de temps muré·e dans sa solitude ? Comment s’allonger et dormir à côté d’un·e inconnu·e ? Comment construire une expérience de vie commune ?
Ce qui permet de tracer ce contour commun à la solitude des hétéras, c’est donc l’hétérosexualité où comment leur relation aux hommes contraint et dirige l’ensemble de leurs liens sociaux. Et comme tous les chemins mènent au Capitalisme, il faut revenir quelques siècles plus tôt pour comprendre que la refondation des structures sociales a encore des effets aujourd’hui sur le lien social. La politologue féministe Joan Tronto nous rappelle, dans Un monde vulnérable (1980), que le découpage des territoires en lots productifs, le déplacement des populations autour de zones manufacturières et le développement de nouvelles infrastructures distord la « distance sociale », c’est à dire la conception que les personnes ont de leur environnement social : les liens avec celles et ceux qui sont les plus proches géographiquement (famille, voisin·es) sont fragilisés par la création de la famille nucléaire (qui connaîtra son apogée au milieu du XXe siècle), tandis que de nouvelles relations (professionnelles notamment) sont rendues possibles avec des personnes plus éloignées géographiquement.
La case sociale du « collègue » naît avec l’industrie, qui met côte-à-côte le long d’une ligne de production deux inconnu·es qui ne sont ni voisin·es ni parent·es. Alors que le lieu de travail devient progressivement un espace important de construction de la vie sociale, les lieux de vie ne sont plus perçus comme des espaces de sociabilité mais de commodité, en témoignent les villes dortoirs. On peut alors supposer que celles qui sont désormais cantonnées à l’espace domestique ne trouvent plus aussi facilement l’oreille attentive ou le soutien matériel d’un·e voisin·e, d’un·e commerçant·e ou d’un·e parent·e. Les femmes au foyer font partie des oublié·es de la reconstruction du lien social moderne.
Tandis que les Allemand·es créent le terme de « Grüne Witwe » pour désigner les femmes au foyer isolées, aux États-Unis, la journaliste Betty Friedan fait le constat d’un « problème qui ne dit pas son nom », aka le phénomène massif de dépressions observées chez les femmes au foyer blanches de classe moyenne. Quelques années plus tôt, la poétesse Sylvia Plath illustrait tristement ce problème durant les années de dépression qui la menèrent au suicide en 1963 :
« No, I won't try to escape myself by losing myself in artificial chatter 'Did you have a nice vacation?' 'Oh, yes, and you?' I'll stay here and try to pin that loneliness down. »
The Unabridged Journals of Sylvia Plath
Si les hétéras parviennent à reconstruire des formes de communautés, celles-ci se mettent au service de leur vie amoureuse ou de leur rôle de mère : réunions tupperware, après-midi au spa, sessions de shopping sont des rendez-vous réguliers qui comblent l’absence de l’homme aimé, mais remplacent rarement des moments qui pourraient être passés avec lui. L’enterrement de vie de jeune fille (EVJF) est un rituel plus ponctuel, climax de la cimentation de l’hétérosexualité par les relations amicales.
La théoricienne féministe bell hooks pointe dans All About Love (1999) la difficulté pour les femmes de construire des formes d’amour non romantiques. Elle déplore que les liens d’amitié ne soient pas assez valorisés en tant que tels :
« Most of us are raised to believe we will either find love in our first family (our family of origin) or, if not there, in the second family we are expected to form through committed romantic couplings, particularly those that lead to marriage and/or lifelong bondings. Many of us learn as children that friendship should never be seen as just as important as family ties. However, friendship is the place in which a great majority of us have our first glimpse of redemptive love and caring community. Learning to love in friendships empowers us in ways that enable us to bring this love to other interactions with family or with romantic bonds. »
Son expérience amoureuse raisonne de façon tristement familière :
« Naturally, when I left this long-term relationship, which had taken so much time and energy, I was terribly alone and lonely. I learned then that it is more fulfilling to live one’s life within a circle of love, interacting with loved ones to whom we are committed. Lots of us learn this lesson the hard way by finding ourselves alone and without meaningful connection to friends. »
Depuis quelques années, on (re)découvre parmi les décombres de l’amitié hétéra, le terme de « sororité », tantôt associé à la résurgence de la figure féministe de la sorcière ou bien au retour des sororités dans les universités américaines. Dans le premier cas, il n’est pas tant question d’amitié que d’alliance féminine en défense des hommes, en prenant appui sur une référentiel cultuel et culturel opposé à la culture masculine « rationnelle ». Dans le deuxième cas, il s’agit de reconstruire sur les ruines des sororités misogynes du XXe siècle des communautés étudiantes qui tentent de s’aligner sur la puissance des fraternités masculines qui constituent les futurs réseaux professionnels des élites du monde des affaires. Dans les deux cas, ces communautés de femmes se construisent comme des béquilles anti-patriarcales, et non pas comme des relations indépendantes du rapport des femmes aux hommes.
La « sororité » s’infiltre dans de nombreux contenus en ligne : tandis que d’innombrables podcasts plus ou moins bien sentis capitalisent sur le nécessaire besoin d’un retour à la solidarité féminine, mon attention a été particulièrement attirée par la youtubeuse Hitomi Mochizuki, incarnation de la That Girl (yoga, healthy food, plein air, méditation, journaling, plastique de rêve), qui met en scène une vie solitaire maillée d’une somme de rituels esthétisés. Dans un monde adulescent, qui ne semble marqué par aucune contrainte, Hitomi alterne les moments de solitude choisis et les mises en scène de ses interactions (toujours décrites comme riches et profondes) avec ses amiEs. Les notions de sororité ou de féminin sacré sont omniprésentes dans ses discours et finissent de parfaire une esthétique New Age où l’amitié féminine est présentée comme un must have, un objet de consommation comme un autre à se procurer pour cocher les cases d’une vie saine.
Recréer du lien entre les femmes semble être une quête contemporaine du féminisme à laquelle beaucoup échouent. Quitte à en prendre le contrepied et nourrir des formes de fascination pour la solitude, et par extension pour la souffrance des femmes.
À l’image du film Blonde, qui d’un bout à l’autre décortique les méandres du mal-être de Marilyn Monroe à grand renfort de lumières éblouissantes, de gros plans sur son visage en larmes et de gémissements impuissants, la dernière décennie a vu naître et grandir des communautés en ligne exprimant ou fétichisant une esthétique de la déviance féminine : En 2013, c’est l’esthétique de la « sad girl » qui inonde Tumblr, inspirée par la chanteuse Lana Del Rey (dont la chanson éponyme donnera naissance à la trend #prettywhenyoucry). À partir de 2016, la « Fleabag era » se définit comme un comportement de sabotage et de vengeance gratuite qui s’appuie sur le personnage Fleabag de la série éponyme, et est documenté en ligne par de nombreuses jeunes femmes. Enfin, plus récemment sur Tik Tok, c’est la tendance du femcel-core qui inonde la plateforme : une esthétique dérivant de la communauté des femcels (pendant féminin des incels – involontary celibate). Ces dernières ont pour point commun de se sentir exclues des relations romantiques et sexuelles à cause de leur apparence et développent des communautés en ligne pour produire une critique (parfois féministe) de la société patriarcale. La youtubeuse Mina Lee décrit, dans la vidéo « toxic femininity: what's up with girlbloggers, female manipulators, and femcels? » (2022), les manifestations esthétiques et culturelles de ce phénomène :
« Hey, do you like listening to Lana Del Rey? What about Fiona Apple? Mitski, Hole, Melanie Martinez, MARINA? Can you recite the ‘cool girl’ speech from Gone Girl verbatim? Do you love that one Jacques-Louis David piece (“Portrait of a Woman in White”) not because you care about art, but because you like the broken female protagonists of Otessa Moshfegh’s literature? Do you have a favourite Lisbon sister (and is it Lux)? Are you still mourning the loss of Tumblr? Do you like to read Vladimir Nabokov’s Lolita? Do you enjoy Catholic iconography? Pressed to describe yourself, or to have others describe you, would you be comfortable with adjectives like “toxic” or “manipulative”? If the answer to any of these questions is ‘yes’, then congratulations — you might be a femcel. »
Sur des réseaux sociaux comme Tik Tok, le femcel-core est une réponse et une critique à d’autres tendances comme la #thatgirl, la #cleangirl ou bien le retour de la #housewife. Contre les standards féminins de beauté et de propreté, les femcels opposent des chambres sales et une culture geek.
« it’s become very common for women online to express their identities through an artfully curated list of the things they consume, or aspire to consume — and because young women are conditioned to believe that their identities are defined almost entirely by their neuroses, these roundups of cultural trends and authors du jour often implicitly serve to chicly signal one’s mental illnesses to the public. one girl on your tiktok feed might be a self-described joan didion/eve babitz/marlboro reds/straight-cut levis/fleabag girl (this means she has depression). another will call herself a babydoll dress/sylvia plath/red scare/miu miu/lana del rey girl (eating disorder), or a green juice/claw clip/emma chamberlain/yoga mat/podcast girl (different eating disorder). the aesthetics of consumption have, in turn, become a conduit to make the self more easily consumable: your existence as a Type of Girl has almost nothing to do with whether you actually read joan didion or wear miu miu, and everything to do with whether you want to be seen as the type of person who would. »
rayne fisher-quann, « standing on the shoulders of complex female characters »
Alors, pour finir, une question reste : dans notre monde, qui tisse les liens, qui les retient, qui les maintien ? Alors qu’il est admis et prouvé que les femmes s’enquièrent de la plupart des tâches de care, de soin, d’attention, qu’elles entretiennent les objets comme les relations, et qu’elles construisent ainsi des carrefours de la vie sociale de tous et toutes, il semble que les liens qui les unissent aux Autres s’amenuisent, devenant de maigres fils presque invisibles et si fragiles aux aléas.
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