En janvier, l'événement Everyday Daylight - The Hyperreal Normality of Video Games organisé par la Gaité Lyrique et le Centre Culturel Suisse réunissait les membres du collectif Total Refusal et l’artiste Ismaël Joffroy Chandoutis sur Twitch, dans une discussion sur la quête d’hyper réalité dans les jeu vidéos. Cette promenade virtuelle était maillée de références à des projets artistiques comme Elegy: GTA USA Gun Homicides (2018-2019) qui interroge le réel impact de la violence omniprésente dans GTA en créant un mode – Elegy – qui montre à l’écran un compteur recensant les homicides commis aux USA entre le 4 juillet 2018 et le 4 juillet 2019.
Cette navigation dans les rues de GTA V rythmé par des couchers de soleil splendides fait écho aux cartes décrites par Jorge Luis Borges dans la nouvelle De la rigueur et de la science (1946), des cartes si précises, qu’elles se fondent avec la réalité :
« En cet empire, l´Art de la Cartographie fut poussé à une telle Perfection que la Carte d´une seule Province occupait toute une ville et la Carte de l´Empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l´Empire, qui avait le Format de l´Empire et qui coïncidait avec lui, point par point. Moins passionnées pour l´Etude de la Cartographie, les Générations Suivantes réfléchirent que cette Carte Dilatée était inutile et, non sans impiété, elle l´abandonnèrent à l´Inclémence du Soleil et des Hivers. Dans les Déserts de l´Ouest, subsistent des Ruines très abimées de la Carte. Des Animaux et des Mendiants les habitent. Dans tout le Pays, il n´y a plus d´autre trace des Disciplines Géographiques. » (Suarez Miranda, Viajes de Varones Prudentes, Livre IV, Chapitre XIV, Lérida, 1658.)
Ces cartes démesurément précises me font penser au travail mené sur le Wiki Fandom Aesthetics Wiki, qui recense un nombre de plus en plus grand d’esthétiques populaires sur les réseaux sociaux – CottageCore, TraumaCore, GloblinCore, SynthWave, VaporWave, CyberGoth ou SeaPunk, etc. Ces esthétiques se multiplient à vue d'oeil, décrivant de grandes communautés, mais aussi des groupes de niche, si bien que ce travail de cartographie rejoint bientôt des réalités à echelle 1:1.
(cliquez pour voir la vidéo)
Le documentaire The Lost Arcade (2015) fait le portrait d’une salle d’arcade new-yorkaise, China Town Fair. Rescapée de la modernisation des jeux vidéos, cette enseigne fait renaître la nuit un petit monde vibrant de couleurs, de lumières et de sons synthétiques. Entre rêves brumeux et souvenirs ardents, c’est une réalité alternative qui s’en dégage, comme c’est le cas dans l'oeuvre hyper-reality, une vidéo où l’on retrouve les codes visuels intenses de la salle d’arcade, qui s’étendrait à toute la ville.
Cette intensité est décrite par Tristan Garcia dans son essai La vie intense (2016), où il analyse cette quête purement humaine de frissons depuis l'aube de l’électricité, source primaire de l'intensité contemporaine.
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Umberto Eco décrit d’une façon assez hilarante l’hyperréalité de « chateaux enchantés » 100% américains telles que le château de William Randolph Hearst ou l’hôtel Madonna Inn, en imaginant que « Piacentini, pendant qu'il feuilletait un livre de Gaudi, ait pris une dose exagérée de LSD et se soit mis à construire une catacombe nuptiale pour Liza Minnelli ». (La guerre du faux, 1985)
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Dans Paradis infernaux, les villes hallucines du néo-capitalisme (2008), on retrouve cette culture californienne de l’horror vacui transposée à Dubaï dans l’hôtel sous-marin Hydropolis, équipé d’un système de sécurité anti-missile et proposant un show « d’eau, d’air et de sable tourbillonnant éclairés par un jeu de lumières ».
Nick Hannes, Garden of Delight, 2016-2018
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L’hyperréalité se manifeste aussi lorsque l’on s’aperçoit que ce ne sont plus les emojis qui reproduisent les expressions humaines mais des influencer·euse·s, comme la Tik-Tokeuse Bella Poarch, qui effacent leurs expressions faciales derrière le caractère « universalisant » d’un émoji qui sourit.
« the seemingly-innocuous smiley expresses “the face of no one in particular,” embodying “an uncanny personification of the collectively achieved abstractions of the capitalist economy.” Invented to boost morale at an insurance company, the icon transcends language and context, seemingly including everybody but also becoming creepy, even oppressive, in its all-inclusivity. Similarly, Poarch’s facial choreography is sanitized of almost all particularity: There is no storyline, so it is legible across all genders, ages, and ethnicities. In fact, in several TikToks, she imitates emojis lined up on the top of the screen — “Angry Face,” “Zany Face,” “Face with Tears of Joy”. »
Cat Zhang, « TikTok Face », Real Life, 2021
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Les captures d’écrans qui remplissent nos bureaux virtuels ont la particularité d’être défait de leurs liens à une entité de référence, un·e auteur·ice, une source, ce qui en fait un pur produit hyperréel au sens de Jean Baudrillard (Simulacres et simulation, 1981). Ces images sans racines et de mauvaise qualité sont le marqueur d’une viralité anonymisée utilisée par certaines entités militantes, qui appellent à préférer le partage de captures d’écrans plutôt que d’images originales sur les réseaux sociaux, afin d'effacer les métadonnées, et rendre l'image moins traçable et moins susceptible d'identifier et d'incriminer le ou la photographe.
« The screenshot fixes a moment in time, acting as a form of vernacular truth, as receipts. »
Kelly Pendergrast, « Screen Memories », 2021
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Wolfgang Tillmans, dans une interview donnée à Bob Nickas, Interview Magazine, 2011 :
« I found photography to be a very powerful tool because as long as it looks real, it is perceived as real. »
Wolfgang Tillmans, Tag/Nacht II (Day/Night II), 2010
Michel Foucault embarqué par deux hippies californiens pour une expérience sous LSD dans la Vallée de la Mort :
« Soulagés d’avoir traversé sans encombre les cimes du désert, nous nous arrêtâmes un moment à l’entrée de l’autoroute et nous inhalâmes l’air frais soufflant sur les bassins alcalins […] Nous dépassâmes le Golden Canyon qui exhibait ses tapisseries pailletées. Sur notre droite, on pouvait contempler le Terrain de golf du diable, une étendue de cristaux de sel semblables à une métropole gelée vue depuis un satellite. De ce point de vue, on voyait le désert s’abaisser abruptement jusqu’à l’altitude la plus basse en Amérique du Nord, environ 90 mètres en dessous du niveau de la mer. Les montagnes au loin donnaient à voir un arc-en-ciel d’une myriade de couleurs ondoyantes, en harmonie avec les nuages fluorescents qui sillonnaient le ciel à vive allure. »
Simeon Wade, Foucault en Californie, 2021
Simeon Wade, Michel Foucault et Michael Stoneman dans la vallée de la Mort, 1975.
Kate Cooper, vue de l’exposition Ways to Scale, Vitrine Gallery, 2017.
Bonus
→ L’obsession (très) contemporaine pour les bibliothèques, qu’elles soient le fond d’écran de nos discussions sur Zoom ou le décor factice d’hôtels de luxe : « What you say is not as important as the bookcase behind you. »
→ L'histoire des diffuseurs d'intérieur, des traditions indiennes au bien-être occidental, des diffuseurs japonais Muji aux vagues de déforestation pour produire les précieuses huiles essentielles.
→ Les bourrelets acidulés du compte Instagram pelillosalamar
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NB : Dans le prochain épisode, on reviendra à l’essentiel : la boustifaille.