Il existe de nombreuses façons de parler de nourriture, mais il semble que cette année, nous nous accrochions à la mémoire des aliments que nous ne pouvons plus consommer dans leurs conditions optimales. Cette mémoire raconte des histoires personelles : la mémoire d’une cuisinière non voyante qui retranscrit la cuisine de sa grand-mère, ou le graphique en forme de brioche de la designer Federica Fragapane garni d’histoires culinaires écossaises. Le compte Twitter @whatsylviaate agrège quant à lui des extraits des journaux intimes de l’écrivaine et poétesse Sylvia Plath, dont la courte vie a été rythmée par une domesticité étouffante : la nourriture omniprésente, qui noie le désespoir, apporte parfois du réconfort.
Add a cut-up red cabbage, shredded, which has been soaked in cold water, 2 tart cooking apples, sliced fine, a handful of raisins or sultanas & a cup of cider or red wine. Cover tightly & simmer for 2 hours, adding more cider or wine when the first is absorbed. 3/17/60 (2/2)
Derrière les descriptions esthétisantes des plats de nos grand-mères, il devient alors indécent de ne pas percevoir l’angoisse, le dégoût ou l’ennui entre les lignes d’ingrédients. Les restes de repas dans le jeu vidéo What Remains of Edith Fincher sont dispersés dans une maison vide, entretenue par des femmes aujourd’hui disparues : recette de tarte aux pommes, cartons de nourriture chinoise, assiettes sales …
Captures d’écran du jeu What Remains of Edith Fincher (2017)
« They say it is love. We say it is unwaged work »
Silvia Federici, Wages Against Housework, 1975
Pourtant, le constat accablant d’une domesticité subie dénoncée par les féministes blanches dans les années 1970, est nuancé par les apports d’un féminisme noir, qui voit la maison comme un espace de sécurité.
« We have to see our homes as place of resistance. We have to look at our [African American] history and how much was started in the home … Like Mary McLeod Bethune, starting the Bethune Cookman College in her living room ».
bell hooks and Kevin Powell: Black Masculinity, Threat or Threatened, The New School, 2015
Le générique du film Caramel (2007) décrit la tension entre l’espace safe décrit par bell hooks, et l’espace de dangers inhérents aux forces dominantes qui habitent la maison : la sensualité de la fabrication d’un caramel élastique à souhait, dégusté entre femmes, se transforme soudain en cri strident, celui d’une femme attaquée par une cire d’épilation sucrée.
On retrouve ces réflexions dans la récente publication (Home Works) – A Cooking Book, bilan composite d’un programme artistique en quatre parties – Preparing The Kitchen, Cooking, Eating, Cleaning Up – rapprochant théories féministes de l’espace domestique et méthodes en art. On y retrouve une recette de macaronis et sauce végétarienne (petits pois et ketchup en option), la liste de tâches d’une journée ordinaire de l’artiste Mierde Lederman Ukeles ou encore le projet 100 days of need and greed de l’artiste Kristina Schultz, qui vide son appartement durant 100 jours, afin de comprendre ce qui constitue l’essence de son « chez soi » (elle se retrouve par exemple à travailler avec son ordinateur posé sur la porte ouverte de son four).
La nourriture est à l’origine du travail de l’artiste Caroline Vang et de ses sculpture organiques en 3D :
« I remember going to the supermarket and buying pickled beets and cornmeal. Looking back, an intuitive act of frustration. I went home and mixed the toxic-looking beet water with the cornmeal, and to my surprise the texture that appeared was amazing! »
Elle est aussi source de réconfort, comme le rappelle @notoriousbigre dans un épisode de sa newsletter : ce sont les nouilles instantanées coréennes du dimanche soir (ICI les must-have des nouilles industrielles) ou les recommandations de l’horoscope de l’artiste Molly Soda (2015) :
Lorsqu’on ne peut accéder à l’odeur et au goût d’aliments savoureux, ce sont nos écrans qui se chargent de reconstruire des images tout aussi appétissantes : la vidéo « The Cooking Show » de la revue Dirty Furniture (2020) retrace l’histoire des shows culinaires, depuis les émissions télévisées jusqu’aux mukbang coréens sur Tik Tok.
La nourriture prend une place grandissante dans les jeux vidéos, lorsque la Peta publie des conseils pour « jouer vegan » à Animal Crossing, où lorsqu’on explore les contenus aditionnels des Sims, qui proposent une infinité de recettes comme des purées pour bébés. Si l’odeur et le goût sont absents des jeux vidéos, les concepteur·ice·s misent sur des détails visuels : ce n’est pas tant la forme ou la couleur qui comptent, mais la simulation de sensations non visuelles comme la chaleur (avec de la vapeur ou des éclats d’huile).
La (mal)bouffe est aussi l’objet d’une course technologique dans le domaine du drive-through (un système de restauration sans sortir de son véhicule, qui émerge dans les années 1930 aux États-Unis), avec utilisation d’une IA – DeepFlame – pour faire des recommandations alimentaires aux client·e·s basées sur la popularité des plats dans la région et la météo.
Capture d’écran des Simpsons, Gâteau de riz 35 calories, Springfield Cuisine.
Ce sont aujourd’hui des millions d’images fascinantes que l’on accumule compulsivement : des collections de gifs d’animés japonais qui se transforment en compilations sur YouTube ou des comptes Instagram dédiés à la bouffe dégueulasse qui fourmille dans les cartoons américains, qui nous devient alors enviable. Ce sont autant d’images crées pour flatter la rétine, demandant parfois des mois de travail comme la célèbre scène des sushis dans L’île aux chiens (2018) de Wes Anderson.
Sur Tik Tok, un espace de création dont on sous estime la technicité, je croise notamment ces mocktails dont on peut douter de la qualité gustative (qui cela intéresse-t-il ?), et qui renvoient aux recette de hot sodas américains du début du XXe siècle.
Mais finalement, le rideau se lève, et l’imposture prend forme : Tik Tok façonne avec humour une culture du fail (notamment culinaire) : sur fond sonore de flûte à bec, des gâteaux tous plus horribles les uns que les autres, des cuissons ratées ou des glacages qui virent au désastre sont exposés fièrement, échappant aux règles esthétiques des autres réseaux sociaux.
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