Alors que j’ai passé le plus clair de mon temps ces dernières semaines devant un écran, cherchant parfois un sentiment de cohésion, parfois du réconfort, ma bulle de filtres s’est légèrement percée. Mes swipes sur Tik Tok ont contaminé l’ensemble de mes flux d’informations, et sont apparus par dizaines des publications de #SoapAsmr, pratique qui consiste à trancher, découper, écraser, broyer des savons de toutes formes et couleurs. Une tendance, très développée en Europe de l’Est par et auprès d'un public féminin, qui participe à la création de pratiques de self care, et de nouvelles formes de travail affectif. En 2020, le musée Ark Des consacre une expositions au phénomène – « ASMR Weird Sensation Feels Good ».
L’article « “ASMR” media and the attentioneconomy’s crisis of care » (2019) de la chercheuse Rachel Fest décrit les contradictions souvent inhérentes aux pratiques d’ASMR : aspirer au calme tout en restant dépendant·e·s d’un système de captation de notre attention par des outils numériques. L’autrice va plus loin en soulignant que les discours du self-care, dont l’ASMR fait partie intégrante, nous détourne de la racine de nos problèmes en les individualisant.
« Self-care discourses encourage us to maintain our pressured psyches and sedentary bodies by purchasing commodities, seeking out wellness services, or performing basic domestic activities, rather than by transforming through collective action the conditions that threaten many »
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Même son de cloche du côté de l’astrologie. Sa percée dans le champ du self-care fait couler l’encre de l’artiste Alice Bucknell, dont l’article « Pluto in Capricorn: Astrology, Capitalism, and the Internet » (2020) souligne que les croyances alternatives émergent dans des contextes d’instabilité politique. La première rubrique astrologique était apparu en 1930, année de la naissance de la princesse anglaise Margaret, dans le tabloïd anglais Sunday Express. Presque un siècle après la Grande Dépression, l’astrologie fait son grand retour dans un contexte mondial à nouveau fortement troublé où les personnes les plus vulnérables trouvent réconfort dans des pratiques spirituelles New Age qui valorisent l’individualité des croyances, terreau fertile des forces capitalistes.
« Pop astrology presents its adherents with the ability to gauge someone’s essence quickly and efficiently based on their star chart. [...] Astrology is perhaps the model business for wellness capitalism, by restricting social relationships to homogenous thought and limiting individual growth to create a frictionless sense of self, all while it portends to do the opposite »
Ces forces capitalistes de travestissement du care ont néanmoins eu raison de moi lorsque j’ai pris un abonnement sur la très belle application Endelsound, qui propose des soundscapes relaxants.
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Les formes de soin en ligne ou à distance, dont nous avons dû nous accommoder cette année, prennent de multiples formes. J’en découvre une au travers du documentaire de la réalisatrice Chloé Galibert-Laîné – Watching the Pain of Others (/via la newsletter arobase) – qui analyse un autre documentaire produit par la vidéaste Penny Lane, à propos d’une communauté de femmes partageant en ligne leur expérience de la maladie des Morgellons (une maladie dont l’existence fait débat au sein de la communauté scientifique). Ces femmes créent une communauté virtuelle autour d’une maladie (et en tirent parfois des retours financiers), et Chloé Galibert-Laîné finit par développer (à force de visionnages intensif de séquences vidéos) une réelle empathie pour ces femmes qui lui sont inconnues et qui (par bien des égards) sont très différentes d’elle. Elle pose alors une question simple : quels liens nous unissent à des femmes qui ne partagent ni notre quotidien, ni nos valeurs ?
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Cette question entre directement en raisonnance avec le travail récent (que j’ai mené avec le merveilleux Simon Bruneel-Millon et le studio Nuits Noires) sur la création d’un podcast consacré au sentiment océanique. L’exposition actuelle « Anticorps » du Palais de Tokyo intègre la traduction d’un texte de l’artiste et activiste Jackie Wang, qui traite du sentiment océanique, une expérience fulgurante de plénitude et de connexion avec son environnement théorisé par Romain Rolland au début du XXe siècle. Jackie Wang propose que ce sentiment de « perte de l’ego » soit la base d’une expérience commune, qui nous permette de construire de nouveaux mondes. L’immersion dans l’eau, l’océan, la mer, la rivière (ou le bain ?) devient une expérience commune, une ligne tracée entre les membres d’une constellation sociale.
Le sentiment océanique est aussi au coeur du numéro 112 du magazine e-flux, the ocean.
« Take the ocean, for example: a body of water with limitless potential for reorganizing the coexistence of life and its ever-liquid spaces as we know them »
« It may be that oceanic feeling, and by extension the image of the ocean, are the best places to start rethinking the differentiation and order of hierarchies between human and nonhuman environments, and to elucidate to what point this differentiation is real, and to what point it is a construct »
Si la baignoire paraît plus sécurisante que l’immensité océanique, elle faillit souvent au fantasme du repos du bain bien chaud. L’article « Source of Stress or Self-Care Serenity? The Bathtub in Visual Culture » (2019) dépeint les désillusions de ce moment prétendument serein qui se transforme souvent en torture physique, en espace de pouvoir ou de vulnérabilité ou en cauchemar pour celles et ceux refusant de lâcher leur smartphone au dessus d’une surface d’eau brûlante et mousseuse.
Aleia Murawski and Alex Wallbaum, Escapist Bathtub, 2019
Juno Calypso, If You Can’t Live Without Me, Why Aren’t You Dead Yet?, 2016
How to regarder l’horizon ?
→ En scrollant dans les explorations graphiques des concepts du philosophe Emanuele Coccia par treize designers graphiques et illustrateurs japonais, dans le cadre de l’exposition « Nature is Not Your Household », exposée actuellement dans la librairie parisienne Volume (by Grégory Ambos, Océane Ragoucy, Masaki Shimazaki, Keiso Shobo)
« Le monde est un espace d’immersion et signifie, au contraire, qu’il n’a pas de frontières stables ou réelles : le monde est l’espace qui ne se laisse jamais réduire à une maison, au propre, au chez-soi, à l’immédiat »
→ À travers des fenêtres virtuelles et aléatoires du monde entier de Windows Swap.
→ En se laissant éblouir par le flash du photographe John Divola qui révèle des maisons vides et délabrées, dont les fenêtres permettent d’admirer de magnifiques paysages océaniques californiens.
John Divola, Zuma Series (folder one), 1977
Ou peut-être abandonner l’horizon pour trouver réconfort dans nos congélateurs, avec les natures mortes givrées du photographe William Eggleston.
William Eggleston, Memphis, 1971
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