Jesse Rieser, Deflation (2016), de la série « Christmas in America: Happy Birthday, Jesus », 2010-2019.
Alors que nos mails professionnels sont encore remplis de voeux pour la nouvelle année, les échos de ces fêtes résonnent encore dans mes notes pour cette nouvelle newsletter. Cette période a encore une fois été marquée par un cérémonial esthétique rassurant, comme pour maintenir le semblant de normalité qu’il nous reste pour clore cette année. Pourtant, rien n’était normal : les traditionnelles vitrines de Noël ont continué de briller, comme le dernier signal vital des villes. Est-ce dont cela la vie retrouvée ?
Ces vitrines publiques se transforment en vitrines domestiques lorsque des objets sont dupliqués à l’intérieur des maisons, des collections extravagantes de boules à neige présentées dans le spectacle « Boule à neige » de Mohamed El Khatib avec Patrick Boucheron à la forêt de sapins synthétiques et lumineux d’un foyer américain de l’Oklahoma (168 sapins qui brillent en chœur durant les nuits de décembre). Les maisons se gorgent de nouveaux objets, patiemment attendus par des enfants dont la liste de Noël est soumise à des privilèges de classes dissimulés derrière un idéal méritocratique. Ces jouets se fondent la plupart du temps au décor, oubliés une fois le papier cadeau déchiré, mais certains prennent des allures maléfiques, comme les Furby, dont beaucoup d’utilisateur·ice·s ont constaté des comportements effrayants.
En découvrant les photos de familles compilées dans le recueil d’oeuvres Ecrire la vie de Annie Ernaux, je suis frappée de reconnaître ces décors. Bien que n’ayant pas grandi dans la même région ni à la même époque, je projette dans ces images les récits répétés par mes grand-parents. Ces images sont presque interchangeables avec celles que je trouve dans mes propres albums. Cette esthétique de la mémoire est construite depuis la fin du XIXe siècle par Kodak et ce que le journaliste pour The Atlantic Alexis C. Madrigal nomme « Kodakery », un système technique et esthétique basé sur les appareils photos Kodak qui a modelé l’histoire des familles occidentales.
« Kodak taught amateur photographers to apprehend their experiences and memories as objects of nostalgia, for the easy availability of snapshots allowed people for the first time in history to arrange their lives in such a way that painful or unpleasant aspects were systematically erased. »
Nancy West, Kodak and the Lens of nostalgia, 2000
« These gadgets are like autotune for personal history. You record your off-key voice and when you play it back, every note is perfect. That's the triumph of Kodakery. »
Alexis C. Madrigal, « The Triumph of Kodakery: The Camera Maker May Die, But the Culture It Created Survives », The Atlantic, 2012
La modélisation photographique des familles occidentales a permis de créer un mythe, celui de la famille nucléaire : un père, une mère et deux enfants habitant un pavillon de banlieue. Pourtant, un article de David Brooks pour The Atlantic, nous apprend que cette famille nucléaire, à son apogée dans les années 1950, n’a presque jamais été majoritaire. La norme de familles élargies et multi-générationnelles rassemblées au sein du même foyer éclate au XXe siècle pour laisser place à des foyer moins nombreux, mono-parentaux, solitaires ou à des familles de cœur. Le projet Generation Wealth de la photographe Lauren Greenfield témoigne de l’éclatement familial opéré par l’argent : un père magnat de la finance, exilé en Allemagne pour éviter la prison, rompant un équilibre familial déjà fragilisé par un amour inconditionnel de l’argent.
« Needing to have reality confirmed and experience enhanced by photographs is an aesthetic consumerism to which everyone is now addicted. Industrial societies turn their citizens into image-junkies; it is the most irresistible form of mental pollution. Poignant longings for beauty, for an end to probing below the surface, for a redemption and celebration of the body of the world — all these elements of erotic feeling are affirmed in the pleasure we take in photographs »
Susan Sontag, On Photography, 1977
On retrouve les chutes de cette mémoire altérée sur la chaine Memory Hole, qui collectionne sur fond sonore horrifique des vidéos VHS amateurs oubliées.
(cliquez pour voir la vidéo)
La volonté de figer une forme de perfection dans ces images nous pousse alors à nous parer de nos plus beaux masques. Celles et ceux qui se « mettent sur leur trente et un » construisent une forme de vitrine, vivante mais pas moins brillante que celles des avenues commerciales. La vidéaste Penny Lane souligne dans la vidéo Normal Appearances les micro-gestes de candidates de télé-réalité, scrutées non seulement par les caméras mais aussi par leur propre regard, intériorisant une attente sans cesse renouvelée de perfection. Coiffure, maquillage, manucure sont autant de critères d’une beauté codifiée qui a dû s’adapter à une année 2020 instable : alors que naissent des tutoriels en ligne pour tresser les cheveux crépus ou des séances de coiffure virtuelles, l’industrie ongulaire s’effondre : les femmes redécouvrent leurs ongles nus, les méfaits des vernis, top coats et autres ongles en acrylique.
Si la beauté continue néanmoins de traverser nos écrans, comme l’illustre avec humour le projet TechnoMakeUp de l’artiste Faith Holland, qui pare ses appareils électroniques de fards pailletés, de gloss et de CC Cream, le monde de la beauté et ses dictats fondent sous le poids des confinements et semaines de télétravail. Le maquillage renaît de façon horrifique sur le compte Instagram MakeUpBrutalism ou avec humour dans des challenges sur Tik Tok.
Faith Holland, from Speculative Fetish, Transfer Gallery, New York, 2017.
Cold Meridian (photogramme), Peter Strickland, 2020.
BONUS : Bad Hair, un film de cheveux artificiels assoiffés de sang.
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