LiLiLi #5
Bonjour ! Cette semaine (car il faut bien admettre que j'avais pris, bien malgré moi, à mon corps défendant mais le cœur a ses raisons que la raison ignore ou quelque chose comme ça, un rythme hebdomadaire) je suis en retard d'environ une semaine, j'ai commencé à écrire au moment où d'habitude je commence à me relire ; la deuxième dose m'a un peu assommé avant de me rouler dessus, de me lessiver et de m'étendre sur un balcon au soleil. En plus pour me rattraper j'ai fait un peu long. Passons et allons-y.
Des livres
Si vous me connaissez un peu, vous devez savoir que j'aime bien marcher en ville, et même un peu plus que ça. Pas pour faire de la randonnée, ni pour faire du sport, mais parce que j'aime l'état dans lequel ça me met, à la fois à l'affût de tout ce que je peux observer d'extérieur et en même temps comme replié sur moi-même et ouvert à tout ce qui peut en sortir. Quand ça ne va pas, je vais me balader en ville et ça va mieux, ça a toujours été le moment où je me sens le plus moi-même (il y a quelques mois, coincé par un confinement, un bobo au pied et pour une fois par une page blanche, ce qui m'arrive rarement, j'en avais conclu que « mon imaginaire est dans mes pieds » (j'ai découvert dans l'un des bouquins cités plus bas que selon Nietzsche « on n'écrit bien qu'avec ses pieds », et je me vois contraint de le reconnaître)).
Néanmoins, je me retrouve rarement dans les bouquins de vadrouilleurs (le terme « marcheur » ayant été dévoyé par des habitués du sur-place). Non pas qu'ils soient inintéressants, loin de là ! Mais j'ai l'impression qu'on ne parle pas de la même chose. Ainsi, dans Marcher, une philosophie (où se trouve la citation de Nietzsche), Frédéric Gros parle en fait surtout de la randonnée (dont il fait l'historique) et de ses effets libérateurs pour le corps comme pour la pensée (ce qu'il ne me viendrait pas à l'idée de nier, je ne randonne pas), tout en saupoudrant d'exemples d'intellectuels déambulateurs célèbres (Nietzsche, donc, mais aussi Rimbaud, Rousseau, Thoreau, Nerval, on est quand même globalement dans ce qu'on peut qualifier de « grande marrade »). De même, Marcher la vie — Un art tranquillle du bonheur de David Le Breton, qui à vrai dire ressemble beaucoup au précédent bouquin (au point de partager une citation de McLuhan) en encore moins rigolo. À noter : si tous les deux s'étendent largement sur les pèlerinages, la dimension politique de la marche n'est que peu mentionnée et se limite à Gandhi (à croire qu'ailleurs on manifeste en marchant sur les mains) ni, et là c'est quand même fortiche pour des bouquins avec de si imposantes bibliographies, la Marche pour l'égalité et contre le racisme, qui avait traversé la France en 1983. Sur le sujet, je recommande cette série d'épisodes de LSD sur France Culture : La marche des banlieues et après.
Plus urbain, Walkscapes — La marche comme pratique esthétique, par Francesco Careri, traduit par Jérôme Orsoni, retrace les origines de la marche, son impact sur la ville, ses liens avec le dadaïsme et le situationnisme. Passionnant autant que parfois incompréhensible mais surtout hors-sujet, et pour un livre qui se targue de se consacrer à l'errance, ça manque singulièrement de flou et de poésie.
Zone Sweet Zone, d'Yvan Detraz, est un mémoire d'architecture soutenu en 2000 (et réédité en 2020). Il ne parle pas de marche directement, mais il en est un produit, et il vise à en produire plus : le texte (largement illustré de cartes et de photos) milite pour une réappropriation des terres délaissées des zones périurbaines, des friches, des espaces inutilisés, afin d'en faire des terres communes, notamment pour pouvoir marcher évidemment (sous sa technicité parfois un peu aride, le texte ne manque pas d'idées). Les derniers mots :
La déambulation est un chemin d'accès à la ville, un instrument de lecture et de remise en question. La traversée de la ville en creux induit un recul qui permet le renouvellement de la perception, un nouvel éclairage sur notre quotidien et nos manières de faire. Il faut pratiquer le territoire pour le repenser plutôt que continuer à le panser.
À la lecture, je n'ai pas pu m'empêcher de penser à L'UX — La culture en clandestins de Lazar Kunstmann, c'est pourtant fort différent (l'un parle de terrains vagues, l'autre d'urbex dans les catacombes et dans le grenier du Panthéon) mais je retrouve dans les deux peu le même esprit d'ouverture (ou la même volonté d'ignorer des obstacles qui ne devraient pas être là).
Avec Zoner, de Bernard Chambaz, on arrive à ce que je cherchais depuis le début sans m'en rendre compte, un flux de pensée au fil des pieds. Le livre raconte une série de promenades sur les boulevards des maréchaux à Paris, dans l'ancienne zone. C'est prétexte à d'innombrables digressions historiques, sur la ville, sur les noms des rues, les passants, les bâtiments, avec des réflexions sérieuses (« L'emprise toponymique de l'histoire coloniale a de quoi frapper », et de fait les maréchaux étaient ceux du premier empire), d'autres moins :
Si on suit la rue Paulin-Enfert, on arrive avenue Léon-Bollée, « l'un des premiers constructeurs d'automobiles ». Cette fois-ci, la définition manque singlièrement de poésie et démontre le peu à quoi on résume une vie. Bollée, Léon, fils d'Amédée, est d'abord l'inventeur du pédalo, et ce titre suffirait à égayer la plaque.
Plus loin (littéralement d'ailleurs, puisque le texte avance au rythme des pas de l'auteur) :
L'héliport, comme son nom l'indique, accueille les hélicoptères ; j'apprends au passage, et je ne voudrais pas en priver le lecteur, que le mot « héliport » est formé de l'apocope d'hélicoptère et de l'aphérèse de aéroport.
Un peu avant, autrement dit en se retournant sur quelques mètres :
On apprend, on ne cesse d'apprendre, en marchant. Et, quand on arrête un moment de marcher, on a le plaisir d'apprendre en voyageant dans les livres et le temps, de croiser un instant d'autres vies.
Encore avant, ce petit passage qui m'est revenu en tête en lisant la nouvelle livraison d'Absolument Tout, une newsletter que vous devriez lire si ce n'est déjà fait :
Naguère, j'ai vu ici des sculptures, des rochers dans le ciel, qui m'avaient intrigué par l'espèce d'évidence qui les rendait légers. Visiblement, ils ont disparu. En réalité, ils auraient simplement déménagé.
Chambaz cite aussi, et c'était difficile de ne pas le faire tant le livre le crie de lui-même, la Tentative d'épuisement d'un lieu parisien, où Georges Perec, assis à un café de la place Saint-Sulpice trois jours durant, s'était appliqué à décrire et raconter ce qu'il observait. Zoner en est en quelque sorte une version plus mobile.
La marche urbaine, c'est aussi le moteur (mais pas le sujet) d'Au loin le ciel du Sud, petit livre de Joseph Andras, qui en parle très bien, et je me retrouve tout à fait dans ces lignes :
La marche est affaire de pieds et plus encore de parenthèses. Des semblants d'idées bondissent pour finir dans une flaque, des phrases filent entre les mains des rues, des mots vont ricochant sur le pavé, des souvenirs s'élancent sans prendre le soin de s'annoncer. Marcher, ou écrire les yeux fermés.
Après un roman, De nos frères blessés, sur un ouvrier communiste et pied-noir guillotiné en 1957 à Alger pour une tentative de sabotage, autrement dit pour l'exemple, Joseph Andras avait publié Kanaky, livre-reportage sur Alphonse Dianou, meneur de la prise d'otages de la grotte d'Ouvéa. Ses deux livres les plus récents, parus en même temps, Au loin le ciel du Sud et Ainsi nous leur faisons la guerre, poursuivent dans la même voie : une exploration du réel, de la colonisation (de l'espace et des espèces) et des mécanismes de domination. Au loin le ciel du Sud, déambulation sur les traces du jeune Nguyễn Tất Thành qui n'est pas encore Ho Chi Minh, nous emmène un peu partout dans Paris (y compris à 200 mètres de là où j'écris ces lignes). Comme dans Kanaky, on n'est pas dans une biographie, mais dans un récit qui raconte autant l'auteur que son sujet, ce qui rend le texte très contemporain.
Sur les désunions de la gauche (plus sanglantes à l'époque, il y a un siècle, qu'aujourd'hui) :
Tu sais, bien sûr, que les clairs-obscurs ne font pas corps, que l'ennemi n'a jamais suffi à serrer les rangs, que sourire aux slogans reste un art de coquet. Tu n'en crois pas moins qu'il convient d'écouter l'allié jusqu'à l'aube sitôt que l'ogre appointe ses crocs ; que la désunion est un luxe auquel la Terre n'a pas encore droit ; qu'il faut chercher dans le jour ce que la nuit nous dit et dans la nuit ce que le jour dévoile.
Sur la différence entre le rebelle et le révolutionnaire, ou entre l'idéaliste et l'idéologue :
On aime le franc-tireur, l'éternel insurgé, les marges et la liberté ; on aime Rimbaud et cela coûte si peu : il est mort. Mais on regarde le révolutionnaire comme on tient la cigarette d'un ami qui revient : sans bien savoir qu'en faire. C'est qu'il y a du militaire et du missionnaire sous sa peau, des idées au cordeau et un monde qui ne tourne qu'à la condition de compter les grands ensembles, camarades et ennemis. Si l'un répond d'abord de lui, l'autre convie l'humanité en son entier. Tous deux t'habitent clopin-clopant. Et le fait est : le rebelle se méfie des révolutions, lesquelles périssent toujours par manque de rébellion. Le régime communiste vietnamien fusillera des innocents, embastillera pour délit d'opinion, écrasera la critique, falsifiera les chiffres, contraindra à l'exil certains d'entre ses plus fidèles serviteurs et concentrera, ainsi que les capitalistes haïs, le pouvoir à son sommet : pour mettre à terre deux empires et relever un peuple des décombres, on prie bien volontiers les démocrates de la boucler — et le pli de rester la paix venue.
Et puis ça, bien sûr :
L'État est ainsi fait : sourd comme un pot. Un gros pot de fer. Formulez deux ou trois requêtes raisonnables, résolument décentes, même un peu prosternées la paupière basse, et voyez-le vous toiser du haut de son gros cul de fer. Jurez lui qu'il en est trop, vraiment trop ; il en appellera à la loi qu'il a, heureux hasard, lui-même conçue. Sur ces entrefaites, enfoncez la porte d'un ministère ou esquissez dans le ciel d’épaisses grappes de la fumée des voitures, des appartements ou des restaurants des plus aisés d'entre ses citoyens ; tout soudain, il vous voit. Pour peu que vous réduisiez en poussière une caserne ou un camions de flics, vous voilà à la table – de torture, d’abord, puis des négociations. C'est chagrin, mais l'État est ainsi fait.
Ainsi nous leur faisons la guerre prend une forme différente, celle de trois récits sur l'exploitation animale, mais la logique sous-jacente est la même : montrer la domination à l'œuvre. Le lire m'a rappelé le roman de Joseph Ponthus, À la ligne — Feuillets d'usine, où celui-ci raconte ses journées d'intérimaire en usine puis à l'abattoir. Long monologue intérieur en vers libres, sans ponctuation, À la ligne se lit d'une traite (Ainsi nous leur faisons la guerre aussi, ce sont des livres courts). Le texte a été adapté, peu avant la mort de Joseph Ponthus, par Michel Cloup (de Diabologum et Expérience), Pascal Bouaziz (de Mendelson et Bruit Noir) et Julien Rufié, dans une version musicale : À la ligne — Chansons d'usine.
C'est joyeux tout ça. Mais c'est ça la marche, on digresse, on digresse, et on finit par se perdre en route sans s'en apercevoir.
post-scriptum de cette partie : en en discutant avec mms, je réalise que les auteurs suscités sont tous masculins. Je n'ai pas souvenir (mais je n'ai pas cherché spécifiquement non plus) d'avoir vu des autrices écrire des livres sur leurs balades. Ou peut-être devrais-je regarder au rayon Horreur.
pps : dans les biblios de Marcher la vie et Marcher, une philosophie, quelques autrices citées en vrac, et je suppose pas toujours en rapport direct avec le sujet (je dis ça parce que l'un des livres correspondants s'intitule Inca Cosmology and the Human Body et au-delà de la citation utilisée je crois moyen à sa pertinence là tout de suite mais après tout je n'en sais rien je serai peut-être surpris) : Simone de Beauvoir, Alexandra David-Néel, Virginia Woolf, Odile Chabrillac, Constance Classen, Sylvie Germain, Simonne Jacquemard, Jacqueline de Romilly, je crois que c'est tout et c'est bien peu par rapport aux dizaines de noms qu'il y a au total.
Des liens
Pour la quatrième année consécutive, Paul Joannon organise du 27 au 30 août l'InkJam, une game jam de fiction interactive (une sorte d'atelier d'écriture où l'on crée en temps limité un récit aux multiples embranchements, comme un livre dont vous êtes le héros mais sans forcément recourir aux mêmes facilités violentes, disons, enfin c'est votre histoire c'est vous qui voyez). J'avais participé la première fois (ça avait donné Un Orage, un récit avec des histoires dans des histoires (j'ai dit que j'aimais ça ? je crois me souvenir en avoir vaguement parlé la semaine dernière), inspiré en partie de Where the Water tastes like wine, encore un puits à histoires déguisé en jeu vidéo), c'est agréable et bon enfant, la seule vraie contrainte est d'utiliser Ink, un outil de création de fiction interactive qui demande un apprentissage bref et qui permet d'écrire assez librement. J'essaierai de participer cette année encore (c'est aussi ce que j'avais dit les deux dernières années, mais tout ne se passe pas toujours comme prévu). N'hésitez pas à vous inscrire et à demander si vous avez besoin d'aide avec Ink !
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Un des petits plaisirs de ces derniers mois (avant qu'il se mette à faire chaud), ça a été de me remettre, ou plutôt de me mettre sérieusement, au tricot. Du coup, je suis d'autant plus marri qu'il ne semble pas exister de patron pour cet étonnant combo écharpe-clavier de synthé.
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Jessie van Aelst, l'une des graphistes du studio ustwo games, a mis en ligne un post où elle explique comment a été choisi et conçu l'aspect visuel d'Alba, joli jeu aux couleurs de la costa blanca sorti en fin d'année dernière. Le post vire vite dans des considérations techniques qui me dépassent, mais c'est une excellente occasion de vous recommander une fois encore le jeu, petite bulle de bonne humeur et de soleil.
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Pour les iconographes (en herbe ou pas), la BNF propose GallicaPix, un nouveau moteur de recherche d'images dans les corpus proposés par Gallica.
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Très curieux d'un jour visiter Les Franciscaines, médiathèque-musée à Deauville dont la salle de lecture semble grandiose si j'en crois les photos sur son site. Inversement, assez épaté par ce biblioscooter italien.
Le mot de la fin
Si vous trouvez qu'il y a vraiment trop de mots et pas assez de listes dans cette newsletter (je plaide coupable), vous pouvez désormais consulter une base de données avec tout (sauf erreur, oubli, etc.) ce qui a été cité et très très peu de mots autour. Ce sera mis à jour manuellement après chaque envoi.
Si cette newsletter vous plait, n'hésitez pas à la partager autour de vous, c'est gratuit et ça me fait plaisir, mais pas autant que de recevoir des emails de votre part, je ne m'y attendais pas en commençant il y a un mois et ça fait chaud au cœur à chaque fois, que ce soit un mail court ou un échange plus long. J'en profite pour signaler que si vous avez des trucs à me recommander je suis toujours preneur, et qu'à l'inverse si vous n'arrivez pas à trouver un bouquin, je prête les miens avec plaisir aux francilien·ne·s (c'est pas fait pour rester dans un meuble, un livre).
Prenez soin de vous
Sébastien
ps : les croisages de doigts la semaine dernière ont très bien fonctionné, merci mille fois. N'hésitez pas à toucher du bois pour moi dans les prochains jours.