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November 12, 2024

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Dans les annĂ©es 60 Ă  New-York, une Italienne d’un certain Ăąge faisait souvent un geste bizarre pour conjurer le mauvais Ɠil (malocchio en Italien). MarquĂ© par ce geste puissant, son petit fils, un certain Ronnie James Dio, reprendra ce geste comme signe fĂ©dĂ©rateur alors qu’il rejoint le groupe de heavy-mĂ©tal Black Sabbath.đŸ€˜

A moins qu’il ne faille remonter plus tĂŽt, puisqu’en 1972 dĂ©jĂ  on trouve ce geste dans les mains de Ozzy Osborn, autre membre de Black Sabbath.đŸ€˜

A moins qu’il ne faille remonter encore avant, aux mains de John Lennon sur une image de Yellow Submarine oĂč elles expriment probablement en langage des signes amĂ©ricains, par ce mĂȘme geste, l’expression “I Love You”. Les mĂ©talleux auraient alors dĂ©tournĂ© un geste hippie, en auraient fait un attribut ironique renversant?đŸ€Ÿ

A moins qu’il ne faille remonter à le pom-pom girl masculine Harley Clark qui a pu faire ce geste en 55 pour soutenir les Texas Longhorns.🐂

A moins qu’il ne faille croire Gene Simmons, du groupe KISS qui a tentĂ© de copyrighter ce geste, SON geste, en 2017.đŸ€˜

A moins qu’il ne faille remonter Ă  Spider-man qui, depuis 1963, sous la plume de Steve Ditko, projette son fluide arachnĂ©en Ă  l’aide de ce geste pour activer son lance-toile (accompagnĂ© le plus souvent de l’onomatopĂ©e “TWIP”)đŸ•žïž

A moins qu’il ne faille remonter à Filippo Lippi.

Ou à un coq castré en Angleterre.

Commençons par le coq castré.

Apparemment, quand ils s’ennuyaient, les paysans anglais avaient tendance Ă  prendre les Ă©perons des pattes des coqs castrĂ©s et Ă  les greffer sur la tĂȘte. Parfois ça marchait (ne faites pas ça chez vous) et l’éperon pouvait mĂȘme grandir un peu. C’est ce qu’on appelait "cuckolding” qu’on traduirait aujourd’hui en cocufiage.

En Italie une gravure de 1460 appelée communément le roi des chÚvres présente une série de personnages arborant des cornes. Présidé par un roi cornu sur son trÎne, entre une femme nue séductrice et une chÚvre semblant bénir un homme, la gravure nous informe:

“qui n'est pas mort mourra, qui n'est pas cocu sera.”

Cette association des cornes aux cocus par le biais de ce geste, je l’ai retrouvĂ© dans des gravures d’Europe du Nord dĂšs le dĂ©but du XVIe, aux Pays-Bas et en Allemagne. Et plus tard dans des peintures de Bartholomeus Spranger Ă©voquant la virilitĂ© contrariĂ©e d’Hercule.

Il y a quelque temps je suis tombĂ© sur cette peinture, une annonciation bizarre de Andre Del Sarto. Le moment oĂč un ange annonce Ă  Marie qu’elle est enceinte du fils de Dieu. Au premier abord, le souci fut cette curieuse bestiole sur ce qui se rĂ©vĂ©la ĂȘtre le lutrin de la Vierge Marie. Le bonhomme dans le fond nous intrigua aussi pas mal. Quand j’ai finalement mis en ligne l’image, il y a autre chose qui m’a posĂ© problĂšme. Si les doigts de la main gauche de la vierge sont glissĂ©s dans un livre (un geste parfois sulfureux) du cĂŽtĂ© droit,  j’avais du mal Ă  ne pas voir ce fameux geste des cornes. Qu’il y ait un sens Ă  y coller ou pas, fidĂšle Ă  ma mĂ©thode, je l’ai rangĂ© avec mes autres cornes.

L’affaire se corse quand on croise cette image de Filippo Lippi, nous sommes vers 1440,  portrait d’un couple oĂč la femme arbore mĂȘme sur son vĂȘtement le mot “lealta” (fidĂšle) alors qu’on peut dĂ©celer dans les mains du monsieur quelque chose qui ressemblerait au signe des cornes. Et le type n’a rien d’un fan de Black Sabbath qui voudrait ironiser sur le mouvement hippie en plus; Ă  priori il s’agit de jeunes mariĂ©s: Lorenzo di Ranieri Scolari et sa femme Angiola di Bernardo Sapiti.

Lippi est un frĂšre carme un peu mondain, il finira par quitter les ordres et Ă©pouser son modĂšle favori, mais c’est un peintre qui connait son histoire: l’ombre portĂ©e de l’homme Ă©voque le mythe de Dibutades, un rĂ©cit qu’on retrouve chez Pline l’ancien oĂč une jeune fille trace la silhouette de son amant avant son dĂ©part; le regard par la fenĂȘtre s’il semble Ă©voquer par son dĂ©calage la chanson des Beatles “I'm Looking Through You” pourrait aussi se rĂ©fĂ©rer Ă  un passage du cantique des cantiques:

“Mon bien-aimĂ© est semblable Ă  la gazelle Ou au faon des biches. Le voici, il est derriĂšre notre mur, Il regarde par la fenĂȘtre, Il regarde par le treillis.”

Un livre de la Bible certes Ă©rotique, mais qui Ă©voque surtout l’amour mystique entre le Christ et l’église, en tout cas c’est comme ça que les thĂ©ologiens s’en dĂ©brouillent. De quoi d’autres  peut-il bien s’agir ? Personne n’est plus populaire que JĂ©sus.

Le dispositif d’un homme surgissant dans l’intĂ©rieur d’une femme peut rappeler l’Annonciation ce qui pourrait faire un lien avec l’image d’AndrĂ© del Sarto et laisserait Ă  penser que la femme est enceinte.

Ok. Pourquoi pas, mais pourquoi ce geste des cornes alors ? En plus Lippi remet ça dans sa toute derniĂšre Ɠuvre, la mort de la vierge, une des fresques de la cathĂ©drale de Spoleto inachevĂ©e Ă  sa mort en 1469: regardez-le dans son costume de moine au pied du corps de la vierge, regardez ses mains. Il vient nous dire qu’il a fait cocu la vierge Marie en Ă©pousant Lucrezia Buti? En se dĂ©froquant pour une nonne qui avait posĂ© pour lui comme Marie?

A priori non, dĂ©solĂ© les complotistes du dimanche, la manu cornuta ne date pas d’hier, un passionnant texte de J. Russel Sale revient sur ce geste dans cette peinture, oĂč il explique qu’on le retrouve dans l’art Grec, Etrusque et Romain. PrĂ©sentĂ© par Quintilien comme un outil rhĂ©torique Ă  la fin du premier siĂšcle, ce signe semble surtout avoir fait partie de la vie quotidienne comme un geste apotropaĂŻque et on le retrouve principalement dans l’art funĂ©raire. Globalement un truc apotropaĂŻque va conjurer le mauvais sort ; durant l’antiquitĂ© le sexe masculin Ă©tait un puissant symbole apotropaĂŻque en tant qu’emblĂšme de fertilitĂ©, mais ne vous inquiĂ©tez pas on croise des amulettes phalliques bien aprĂšs aussi (si vous passez Ă  l’expo sur les fous au Louvre, vous pourrez en voir). Du coup les satyres, les cornes, le geste des cornes, tout ça on le retrouve dans des amulettes. On le retrouve aussi dans la liturgie Byzantine, oĂč le geste est parfois nommĂ© bĂ©nĂ©diction syrienne. DĂšs le sixiĂšme siĂšcle, on le croise dans des contextes religieux. En peinture particuliĂšrement dans les mains de Jean-Baptiste qui pointe le Christ, sĂ»rement comme une signe d’approbation et de bĂ©nĂ©diction. C’est donc pour cela qu’en Italie j’ai croisĂ© ce Jean Baptiste peint par Lippo di Benivieni fin XIIIe siĂšcle ou celui-ci peint par Lippo Memmi au XIVe qui mĂ©lange geste des cornes et  celui de pointer.

Dans la chambre peinte par Lippi on peut imaginer que le double sens de ce geste, Ă  la fois prophylactique et Ă©rotique, Ă©tait connu du peintre. Le mauvais Ɠil Ă©tait particuliĂšrement craint dans le monde mĂ©diterranĂ©en. Aujourd’hui encore dans la ville de Barga, vous pouvez faire le signe des cornes pour aveugler une statue dans un mur afin de vous protĂ©ger contre lui. Peut-ĂȘtre que ce geste dans son autoportrait est aussi Ă  comprendre comme un geste de protection contre les mauvais Ɠil jetĂ© par ces rivaux en peinture. Il avait pas que des copains, Lippi, et dans sa biographie rĂ©digĂ©e presque un siĂšcle plus tard, Vasari suggĂšre mĂȘme que Lippi est mort empoisonnĂ© par une femme qu’il avait sĂ©duite. Dans le portrait du couple, la main cornue est posĂ©e sur le blason comme pour protĂ©ger la lignĂ©e Ă  venir dans la famille incarnĂ©e par cet emblĂšme.

Du coup je commence peut-ĂȘtre Ă  saisir pourquoi la Madone de Del Sarto se serait permis ce geste dans son annonciation et cela pourrait expliquer sa prĂ©sence dans le portrait d’un Ă©vĂȘque Ă  la mĂȘme pĂ©riode vers Bologne. Cela dit on trouve dĂ©jĂ  chez Boccace, dans son Decameron (1349-53) des blagues associant cornes et relations sexuelles, voire les cocus. On peut se demander ce que se seraient dit les peintres florentins en tombant sur ces gravures du Nord faisant du geste des cornes un moyen de pointer les cocus. Certes, on a pu plaisanter sur l’éventuel statut de cocu de Joseph (le pĂšre du Christ), mais la satire et le sacrĂ© Ă©taient parfois plus proche qu’on l’imaginait.

Il reste une part de mystĂšre, heureusement, peut-ĂȘtre que la manu cornuta est comme beaucoup de signes apotropaĂŻques un pharmakon. Oui, ce principe cher Ă  Bernard Stiegler qu’un poison soit aussi un remĂšde (et mĂȘme un bouc Ă©missaire) et qu’avec un peu de rhĂ©torique on peut appliquer Ă  tout plein de choses (mais en fait c’est super plus compliquĂ©). On a souvent expliquĂ© les images troublantes sur les parois extĂ©rieures des cathĂ©drales ou mĂȘme les mouches dans les peintures comme telles, comme signifiant « chasser le mal par le mal ». DĂ©jĂ  dans  l’antiquitĂ© une image de MĂ©duse pouvait ĂȘtre apotropaĂŻque (et on se souvient que MĂ©duse elle-mĂȘme fut vaincue par un miroir, par sa propre image).

Une de mes premiĂšres aventures en art avec ce geste des cornes, c’était quand, mĂ©diateur au MacLyon, j’ai du parler de l’escargothique de Jean-François Gavoty. Pour m’en sortir je parlais des livres de pierres des cathĂ©drales souvent rĂ©digĂ© en argotique/art gothique, un jeu de mots qui me parait vrai, mĂȘme s’il n’est pas authentique (c’est du Fulcanelli digĂ©rĂ© par le matin des Magiciens, source explosive, mais stimulante).

Cela dit il y a encore une image que j’aimerais partager avec vous. Elle est un peu plus tardive, il s’agit du portrait d’un certain Johann von Bruck. On est Ă  BĂąle, en Suisse, donc pile entre nos amis du Nord qui font des gravures sur les cocus et nos peintres du Sud qui faisaient des manu cornuta Ă  priori apotropaĂŻques (Ă  prononcer six fois Ă  voix haute). On est un peu plus tard en 1540 et ce tableau a en quelque sorte un double fond. ArrivĂ© des Pays-Bas en 1544, Johan von Bruck se prĂ©tendait un noble nĂ©erlandais bien sous tout rapport, deux ans aprĂšs sa mort on a dĂ©couvert qu’il s’agissait en vĂ©ritĂ© de David Joris (?!) un hĂ©rĂ©tique de la pire espĂšce, qui avait d’abord rejoint les anabaptistes puis fondĂ© sa propre secte. Ses nombreux adeptes avaient financĂ© sa fuite et il dirigeait toujours son culte depuis BĂąle. Une inscription au dos du tableau dĂ©taille toute cette histoire. On fit mĂȘme exhumer le corps de David Joris pour le brĂ»ler avec des livres et un autre portrait. Cheh. Donc ce geste a certainement un lien avec sa doctrine et me rappelle un autre geste des cornes dans un contexte hĂ©rĂ©tique. Une gravure sur bois de 1522 reprĂ©sentant une scĂšne d’iconoclasme dans un pamphlet contre Luther. Parmi les objets que les iconoclastes semblent sortir de l’église, deux mains isolĂ©es font le geste des cornes.

Je ne sais pas quoi tirer de tout ça Ă  ce stade. Je suis surtout content d’avoir une belle collection de gestes des cornes. Si vous avez des idĂ©es, si vous ĂȘtes expert en anabaptisteries ou si vous connaissez d’autres images de la fin du Moyen Âge ou de la Renaissance avec des geste des cornes, je suis preneur.

Alors que je finis d’écrire cette lettre j’en ajoute une Ă©niĂšme đŸ€˜, venu d’Allemagne et dans la main d’un enfant qui se moque du Christ. Je pourrais revenir sur la place des mĂ©chants enfants dans les outrages du Christ, sur les chien et leurs identifications aux bourreaux ou sur ce geste d’enfoncer les doigts dans la gorges, mais c’est une autre d’histoire. Ce versant moqueur du geste des cornes, on le retrouvera plus tard chez Goya.

Que ça passe par l’ironie de mĂ©talleux, une parodie complotiste maligne de la part de stars cherchant du buzz, un renversement carnavalesque sur un char de triomphe, un moyen de chasser le mal par le mal, de bĂ©nir le Christ ou de le moquer, ce dĂ©tails comme de nombreux dĂ©tails semble passer du sĂ©rieux Ă  la farce, sans jamais complĂ©tement perdre un fond magique qui rĂ©siste Ă  tous les lavages.

Nicolas Sarzaud utilise la mĂ©taphore des rebonds d’un ballon de Rugby pour Ă©voquer les Ă©volutions d’un motif dans le temps,qui repart, change de sens toujours de maniĂšre imprĂ©visible et en gardant un certain cap. C’est une de mes boussoles quand je me perds dans un dĂ©tail, ça et ce diagramme de Venn de David Shrigley.

Si vous voulez en savoir plus sur Filippo Lippi et les annonciations, vous pouvez Ă©couter ce podcast. Pour l’histoire des coq castrĂ©, je l’ai trouvĂ© dans le super texte de Alison G. Stewart sur les Couples InĂ©gaux que j’espĂšre trĂšs bientĂŽt Ă©diter (j’ai tout traduit).

Si vous voulez m’aider, j’ai encore quelques exemplaires de mon inventaire DĂŒrer Ă  vendre (20 euros + frais de port).

Sinon,si  vous le souhaitez, vous pouvez me suivre au jour le jour sur Mastodon ou Twitter, en revanche mon Instagram est pour le moment piraté :^/

Merci de m’avoir lu juste au bout, si vous voulez m’entendre en plus, ma confĂ©rence sur l’alphabet du MaĂźtre ES a Ă©tĂ© captĂ© et vous pourrez l’écouter accompagnĂ©e par les slides Ă  ce lien.

Dans les prochaines semaines je vais m’intĂ©resser aux grimaces, Ă  la Fortune et je dĂ©bute une collecte sur l’onanisme, je suis aussi un peu obsĂ©dĂ© par les liens entre les chĂąteaux de la subversion d’Annie Le Brun, les espaces liminaux et les machines cĂ©libataires.

On verra ce qui me mĂšne assez loin pour une nouvelle newsletter.

ciao

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