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Aujourd’hui une newsletter de la honte. Parce que pour être un bon start-upper il faut aussi savoir mettre en récit ces échecs qui nous ont rendus plus fort, je vais vous parler de ce que j’appelle des "étiquettes orphelines".
En typographie on parle d’orpheline pour des fragments de paragraphes laissés seuls de manière inélégante en haut de page. Ce n’est pas celles-ci dont il s'agit ici.
Ce que j’appelle une étiquette orpheline, c'est un petit détail étonnant et/ou cocasse que j’ai voulu étiqueter, me disant naïvement : «ho, je vais sûrement bientôt trouver une nouvelle occurrence de ceci, vite mettons-le de côté» et en fait...non.
Ce texte est donc aussi à lire comme un appel au secours. Si d'aventure vous connaissez d’autres œuvres de la période arborant une des étiquettes évoquées ici, n’hésitez plus et appelez la hotline de la musée disponible 24h/24h pour nous faire passer l’info.
Orpheline 1: la chaussure en paille
De base, je ne suis pas super calé en vêtement, je n’utilise peut-être pas les bons termes : "haute-forme" c’est certainement anachronique, on est tous d’accord, mais j’essaie tout de même de créer des ensembles. Si la paire de chausse présente dans l’œuvre du maître de la passion Karlsruhe a enrichi ma collection de chausse à lacets : le fameux Bundshue qui a servi d’emblème aux paysans révoltés qui ont retourné l’Allemagne et fait trembler les puissants (et que Luther n'a pas soutenu et dont Dürer a fait un dessin de monument ambigu); je n’ai en revanche jamais retrouvée d’équivalent à cette chaussure en fibre végétale. Comme quoi parfois le détail remarquable n’est pas toujours celui qu’on croit.
Orpheline 2: le bébé dans un arbre
Vous saviez que le beau berger Adonis était sorti d’un arbre ? Benedetto Montegna oui ! il en a fait une gravure remarquable et, pour ce qui me concerne, unique en son genre. On aurait aimé voir plus d’accouchement d’arbre, mais c’est peut-être là le problème.
Orpheline 3: pointant sa rate
En fait, parfois je fais des fausses orphelines : j'étiquette un détail étrange tout en sachant que je sais que je l’ai déjà croisé. Depuis longtemps j’ai en tête cet autoportrait de Dürer envoyé à un ami où il pointe sa rate (spleen) signe probable de sa mélancolie.
« Là où est la tache jaune, à l’endroit désigné par ce doigt, c’est là que je souffre. »
Il y a quelques jours,au milieu d'une semaine consacrée à Icare, je suis tombé sur cette toile au sujet assez unique où un geste a retenu mon attention: encore une fois, c’est discutable mais, fidèle à mon système descriptif, je me dois le constater: la dame pointe sensiblement la même partie du corps que cet obscur dessin de Dürer. Alors s’ouvre peut-être une nouvelle aventure iconographique (plus certainement voie sans issue). La même remarque s’appliquera aux cailloux qui coupent, aux toupies et aux quilles: j’ai de nouvelles occurrences sous le coude, je n’ai simplement pas encore eu l’occasion de les mettre en ligne.
Orpheline 4: les mains vers le bas
Parfois c’est aussi simple que ça: un geste qui brille étrangement par son absence et c’est en tombant dessus qu’on réalise qu’on ne l’a jamais vu avant. On ne voit par exemple jamais les bébés Jésus marcher à quatre pattes ou mettre des doigts dans leurs nez. C’est le cas pour les deux mains vers le bas de Jean-Baptiste dans une peinture de Bartolomé Bermejo. Ce geste témoigne d’un rapport avec un animal, ici un agneau. L’unicité de ce geste révèle aussi cela : il y a assez peu de relations affectives envers les animaux (tel qu’on les envisage aujourd’hui en tout cas) dans les peintures et même quand c’est le cas, on peut les questionner. Après tout, ici, Jean-Baptiste semble accueillir un agneau mais on sait bien que l’agneau c’est surtout l'agneau sacrificiel, une incarnation du Christ. Reste à savoir si ces deux principes ne peuvent pas coexister. Quand le peintre peint l’agneau,  il l’observe et il observe ses attitudes: il peint aussi l’animal en tant que tel, dans sa réalité naturaliste, pas seulement dans son incarnation symbolique.
Orpheline 4: les chauves
Parfois, au détour d’une lecture ou d’une lubie passagère, je décide d’étiqueter une chose que je n’étiquetai pas jusque là . Ce fut douloureusement le cas le jour où je décidais d’indexer les éperons, m’obligeant dans la foulée à passer en revue les pieds de tous les personnages autour des chevaux (les 276 chevaux). Le livre sur les outcasts dans les images de la renaissance de Ruth Mellinkoff consacre un chapitre entier aux têtes rasées, chauves, glabres ou coupés courts, me faisant réaliser que j’ai juste là complètement ignoré ce détail capillaire. Proscrit à deux reprises dans la Bible (Lévitique 21:5 & Deutéronome 14:1) sûrement pour ce différencier des païens se rasant avant d’adorer leurs dieux, le crâne rasé ou chauve raconte pleins de choses que ce soit chez certains prophètes ou saints, mais surtout en image chez les méchants persécuteur du Christ, parfois naturellement chauve, parfois rasé. C’est aussi un truc de fou depuis l’antiquité (autant vous dire que les premiers Chrétiens on mis du temps à accepter la tonsure, mais entre Charles le Chauve et le Eloga de Calvis rédigé par Hucbald de Saint Amand, ils ont mis de l’eau dans leur vin). J’ai donc décider de les étiqueter désormais, simplement je n’ai pas encore fait le travail d’en trouver d’autres. Il est à noter que pour d’autres singularités physiques, l’idée n’a jamais fait son chemin: je n’ai à ce jour indexé qu’un seul "gros nez"et je ne pense pas en étiqueter d’autres.
Et il y en a plein d’autres.
C’est aussi à travers mes lectures que je découvre parfois le nom d’objet qui me sont étranger comme les briquets de la Renaissance ou les claquettes que les lépreux utilisaient pour attirer l’attention (encore merci ArtifexInOpere), d’autres fois je croise juste des objets bizarres que je nomme à la volée, comme ce que j’ai appelé un “suiveur de ligne” ou cette “épée large” digne d’un personnage de manga et dont je n’ai pas encore su trouver de variations.
Certains détails par leurs exceptionnalités racontent quelque chose: je n’ai indexé qu’une seule femme écrivant, qu'un seul dauphin écrasé et mon démon lisant se cherche encore un camarade. En revanche, j’ai une belle collection de femmes lisant, quelques chevaucheurs de dauphins et j’ai fini par trouver plus d’un démon mains jointes, voir même quelques démons pensifs.
En matière d'étiquettes, je pourrais disserter encore longtemps sur ma "harpie"(maintenant 2 !), mon "diapason" ou ce saint Jérôme sur le point d’ingurgiter un crucifix.
Je ne parle même pas de mon "thym", de ma "pomme de pin", de mon "persil", de ma "pastèque", de ma "catananche", de ma "luzule", de mon "navet" ou de ma "clématite".
Ça, j’en parlerai dans ma prochaine newsletter puisqu’il y sera question des plantes en peintures: tous les six mois, je passe voir Jean-Pierre Grienay, sympathique botaniste travaillant a l'herbier du jardin botanique du parc de la tête d’or Lyonnais, pour lui montrer des peintures avec plantes-mystères à identifier et je lui ai justement présenté un nouveau stock.
Merci à Charlotte Boulc’h pour la relecture
et Ă bientĂ´t !