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Jâaime bien cette gravure.
Jâaime bien cette gravure parce quâelle rĂ©siste aux interprĂ©tations, parce que moins fascinante que la MĂ©lancolie du mĂȘme DĂŒrer elle nâest pas Ă©crasĂ©e sous une vaste littĂ©rature. Jâaime bien cette gravure parce que je mâidentifie Ă Hercule et je parle pas du bibendum musclĂ©, mais de celui qui hurle au milieu dâune bagarre dans cette gravure.
Beaucoup des textes qui en parlent occultent un dĂ©tail problĂ©matique: Panofsky oublie complĂštement le coq sur la tĂȘte et voit dans Hercule un personnage sur le point dâattaquer de concert avec la dame armĂ©e, Edgar Wind mentionne Ă peine le satyre et son os, jâai mĂȘme lu un jour quâil pouvait sâagir dâun simple assemblage de figures empruntĂ©es ici et lĂ qui nâaurait aucun sens. Albrecht DĂŒrer aurait fait une gravure qui nâa aucun sens. On parle du mec qui cache la queue de son capricorne dans un coin de sa sorciĂšre juste pour rĂ©compenser celui qui la regardera vraiment. On parle du mec qui grave un tout petit lion dans le coin gauche de son Ercule pour quâon sache que lâhistoire se dĂ©roule avant le combat contre le lion de NĂ©mĂ©e. On parle du mec responsable de cette page Wikipedia.
Certes il a aussi gravĂ©, en impro, ça. Et câest vrai quâil y a du collage. DĂŒrer a pu emprunter Ă dâautres, Ă des graveurs comme Mantegna qui lâont amenĂ© Ă investir des corps diffĂ©rents, maigres ou gros, dans ces recherches de canon et dont il a recopiĂ©, par exemple, le fameux dessin dâOrphĂ©e titrĂ© «OrphĂ© le premier pĂ©dĂ©raste».
Oui.
Bon.
Bien avant le grand-pĂšre dâOrelsan on mettait dans le mĂȘme panier homosexuel et pĂ©dophile, dâoĂč lâenfant nu qui semble Ă©chapper Ă OrphĂ©e. OrphĂ©e sur le point de se faire dĂ©monter par des mĂ©nades, justement Ă©nervĂ©es que le prince des poĂštes ait renoncĂ© aux femmes aprĂšs avoir Ă©chouĂ© Ă ramener Eurydice des enfers (mĂȘme si on sait tous que si OrphĂ©e, ce cringelord, sâest retournĂ© et a perdu Ă jamais sa femme câest quâil craignait de vivre sa meilleure vie avec Eurydice et par consĂ©quent dâarrĂȘtĂ© la poĂ©sie parce quâil nâa pas lu Bernard Lahire et quâil se roule encore dans le mythe romantique de lâartiste, mais passons). Vous reconnaitrait dans ce dessin: la mĂ©nade sur le point de frapper, lâarbre, lâenfant; on les retrouve tous dans la gravure dâAlbrecht. Sauf quâil y ajoute le chad auquel je mâidentifie et qui porte, en plus de son joli petit cul nu (probablement empruntĂ© Ă Pollaiuolo), un drĂŽle de couvre-chef. Quâon peut lui aussi retrouver.
Car non content de copier Mantegna, DĂŒrer a aussi recopiĂ© des bouts du tarot de Mantegna, un jeu de cartes qui est, devinez quoi ?
Pas du tout un jeu de tarot.
Et devinez gravé par qui ?
Pas du tout Mantegna.
Parce que ouais, les historiens aussi hĂ©sitent et la plupart des titres dâĆuvres de la Renaissance sont des complĂštes inventions et parfois on attribut un truc et puis aprĂšs on change dâavis, mais câest trop tard, un peu comme le pauvre Anophthalmus hitleri, une fois quâon a dĂ©cidĂ© dâun nom et ben on sây tient, mĂȘme si ça engendre du braconnage.
Parfois ça change.
«Ah ouais tu penses que câest la mort de Procris, moi jâaurai tendance Ă lâappeler plutĂŽt Satyre endeuillĂ©, et je vais faire tout un article pour expliquer pourquoi»
Par exemple notre gravure lĂ , depuis le dĂ©but je parle dâHercule, mais dâoĂč je le sors que ce bonhomme maigrichon avec un coq sur la tĂȘte qui ressemble un peu au chapeau du Mercure recopiĂ© par DĂŒrer du tarot de Mantegna qui nâest pas un tarot gravĂ© pas par Mantegna ? Eh ben le Hercule je le sors dâune note de DĂŒrer dans son carnet des Pays-Bas, mince, une source assez sĂ»re sur le sujet. Un Hercule donc. Avec un coq sur la tĂȘte qui ressemble bizarrement au casque dâHermĂšs. Ou Ă ce petit gars dans un coin de lâApocalypse du mĂȘme DĂŒrer (vous lâavez trouvĂ©?). Ou mĂȘme Ă ce gars. Ou mĂȘme Ă ce gars!
Un Hercule fier comme un coq. Un Hercule français, si on sâaccorde pour voir dans la coquille une coquille dâescargot mĂȘme notre gastronomie est reprĂ©sentĂ©e.
Le lettrĂ© de la renaissance pratique lâart de la mĂ©moire. Quand il voit une bague avec des testicules de bĂ©lier, il se souvient que testiculus ça veut dire Petit tĂ©moin (eh ouais il va falloir Ă©couter le podcast pour comprendre ça). Quand il voit un coq, un coin de sa tĂȘte lui rappelle que Coq en latin, câest Gallus, Galli, dâailleurs il y a pas un truc qui sâappelle le Hercule Gallucis. Oui, câest le bonhomme de ce poĂšte-lĂ , Lucien, traduit en 1500 (hier!) par Ărasme, le Michel Onfray de lâĂ©poque. Il y avait mĂȘme cette image fascinante de ce Hercule avec des gens littĂ©ralement pendus Ă ces lĂšvres, parce que les Gaulois voyaient en lui un rhĂ©toricien plus puissant quâHermĂšs (bien sĂ»r ce dit le lettrĂ© de la Renaissance, qui a eut la chance de suivre en rĂȘve le cours Patrick Boucheron sur les Fictions Politiques). Il repense aussi Ă son ami Gyraldus qui avait fait les comptes: de toutes les conquĂȘtes masculines dâHercule seul Nestor avait dĂ©passĂ© lâadolescence, ce qui nâest guĂšre Ă©tonnant vu la rĂ©putation des gaulois que se fait notre lettrĂ©.
En plus pour bien ficeler notre histoire, merci Edgar Wind, DĂŒrer a mĂȘme fait un dessin oĂč une divinitĂ© celtique (ha merde) qui porte un caducĂ©e et un chapeau comme HermĂšs (ah cool), et tient attachĂ© par des chaĂźnes, tout un auditoire, bingo, on a notre lien Hercule-HermĂšs de la plume mĂȘme de DĂŒrer.
En fait ce jeune Hercule, gaulois, est donc plus rhĂ©toricien que bagarreur, sa maniĂšre ridicule de tenir son gourdin va dans ce sens. Il a une main ferme et lâautre toute molle, tandis que la dame bien habillĂ©e lĂ , elle a lâair dâavoir du punch elle, elle est sĂ»re de son choix.
Mais alors, reprenons, quâest ce quâil se passe dans cette gravure ?
On a cinq personnages : un satyre effarĂ© tenant une mĂąchoire animale et sa compagne, une femme nue qui semble se rhabiller (elle a les cheveux nouĂ©s et si vous voulez en savoir plus sur ses seins, cet article sây attarde), une femme cette fois complĂštement habillĂ©e sur le point dâĂ©craser sa comparse avec un gourdin, notre Hercule gaulois et enfin un enfant qui sâenfuit tenant, dĂ©tail ajoutĂ© par DĂŒrer, un petit oiseau. Je sais pas vous, mais si je faisais un assemblage de personnages alĂ©atoires sans aucun sens pour le plaisir de graver je nâajouterai pas un dĂ©tail aussi prĂ©cis quâun petit oiseau dans la main du gosse. DĂ©jĂ Ă lâĂ©poque parler du petit oiseau de lâenfant n'Ă©tait pas anodin.
A priori Panofksy a une bonne piste, il sâest dit câest un Hercule, il y a une femme nue et une autre habillĂ©, câest donc Le Choix dâHercule: une fable quâon connaĂźt par Prodicos qui raconte comment le jeune Hercule choisit entre le vice (voix facile, fille nue et gouffre infernal en fin de parcours) et la vertu (pas trĂšs marrante, cheveux attachĂ©s et bien habillĂ©, et un temple ou la gloire en fin de parcours). Un sujet assez binaire, y compris dans les images, deux chemins claires Ă droite et Ă gauche, des symboles Ă©vidents, parfois mĂȘme une croisĂ©e des chemins pour bien indiquer les deux voies voire mĂȘme un arbre en Y pour signaler encore plus fort la destinĂ© qui se dessine.
Bon chez DĂŒrer ça coince un peu plus.
Le vice est une espĂšce de victime apeurĂ©e et mĂȘme son compagnon, le satyre, normalement sauvage et bagarreur en plus dâĂȘtre libidineux tient son arme de prĂ©dilection, la mĂąchoire dâanimal, aussi fermement quâHercule tient son gourdin, nul.
Pourtant la mĂąchoire dâĂąne câest une piĂšce de choix de lâarmement prĂ©historique. Câest avec une mĂąchoire dâĂąne que Samson dĂ©glingue toute une armĂ©e de philistin dans lâAncien Testament et depuis le septiĂšme siĂšcle en Angleterre, puis dans le reste de lâEurope, on est persuadĂ© que câest avec une mĂąchoire que CaĂŻn tua Abel, le premier crime qui plonge lâHumanitĂ© dans un age de bronze violent et sauvage. MĂȘme Shakespeare le dit:
"Ce crĂąne contenait une langue et pouvait chanter autrefois: comme ce drĂŽle le heurte Ă terre! Comme si câĂ©tait la mĂąchoire de CaĂŻn, qui commit le premier meurtre! câĂ©tait peut-ĂȘtre la caboche dâun politique, ce crĂąne que cet Ăąne traite avec ce sans gĂȘne, dâun homme qui croyait pouvoir jouer Dieu; nâest-ce pas possibleâŻ?" (Shakespeare, Hamlet, traduction Montegut 1870)
LâidĂ©e de la mĂąchoire comme arme du crime serait venue dâĂgypte importĂ©e par lâabbĂ© Hadrian & lâArchevĂȘque ThĂ©odore, on pourrait mĂȘme croire a un lien avec un autre frĂšre fratricide Ă©gyptien, Osiris, lui-mĂȘme associĂ© Ă lâĂąne. Pour les curieux la premiĂšre image connue de la chose se trouve dans un vieux manuscrit anglais (BL, MS Claudius B IV, f. 8v), elle sera ensuite reprise souvent, vous pouvez la chercher dans lâAgneau Mystique de van Eyck ou explorer mon Ă©tiquette «mĂąchoire».
Dâailleurs sur la page mĂąchoire, en cliquant sur le nom de DĂŒrer en haut Ă droite, vous pourrez voir exclusivement les mĂąchoires que jâai trouvĂ©es chez notre graveur. Dans la main dâune vieille femme nue inquiĂ©tante dans son autre gravure nommĂ© Ercule (et croyez-moi vaut mieux pas quâon Ă©pilogue sur cette image) et aussi, discrĂštement glissĂ©e dans un bouclier de tortue dans son cĂ©lĂšbre monstre marin. Une gravure inspirĂ©e par une chouette anecdote, mais DĂŒrer a oubliĂ© un petit dĂ©tail: normalement le monstre a des seins, dâautres illustrateurs ont Ă©tĂ© plus prĂ©cis. (En passant, petite astuce, le combo mĂąchoire+carapace de tortue est un must pour faire guerrier prĂ©historique, on le retrouve dans une gravure de Aldegrever reprĂ©sentant Hercule tient).
Okay donc mĂąchoire dâĂąne = bagarre, non ?
Objection de Lynn Frier Kaufmann qui sâĂ©tait dissimulĂ©e dans lâaudience. Le satyre nâest pas que violent et sexuel, comme en tĂ©moigne sa famille de Satyre, DĂŒrer voit, comme de nombreux Allemands, dans ces crĂ©atures une maniĂšre dâĂ©voquer un Ăąge dâargent, une humanitĂ© sauvage et naturelle vivant loin du monde moderne dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©, comme en tĂ©moigne la complainte de lâhomme sauvage de Hans Sachs (1530) traduite par La musĂ©e et Claude Roels.
Elle se rassoit tandis que la foule murmure que son essai, passionnant, opposait parfois de maniÚre un peu binaire les satyres Italiens, libidineux et bagarreurs, aux satyres allemands, bons pÚres de familles joueurs de flûtes.
Le juge aimerait maintenant conclure.
Une derniĂšre piste pour retrouver le dilemme dans cette gravure serait de remonter le chemin du paysage, se dire que comme pour la Joconde les deux dĂ©cors de fond ne correspondent pas et tĂ©moignent de deux mondes que lâimage opposerait. Une renaissance ordonnĂ©e et violente qui vient mettre Ă bas un ordre naturel et sauvage pour y construire de belles maisons ? Une Ă©poque vertueuse qui vient mettre Ă bas une Ă©poque ancienne lascive et incapable de se dĂ©fendre ? La nature, nue (ou plutĂŽt dĂ©shabillĂ©e), versus la raison habillĂ© ? Un combat de coq ? Un chaos sexuel mĂȘlant amour sauvage avec le satyre jusquâĂ la pĂ©dĂ©rastie-pĂ©dophile dĂ©criĂ©e par une vertu bien vĂȘtue ? Un Hercule lui-mĂȘme rĂ©sistant Ă cette lecture binaire comme lâarbre qui le surplombe propose mille circonvolutions plutĂŽt que deux branches clairement dessinĂ©es ? Voulant ĂȘtre vicieux et vertueux en mĂȘme temps ? Une caricature pour se moquer des Français ? Des beaux parleurs qui se prennent pour Hercule ou OrphĂ©e ?
Finalement on était pas si mal avec notre histoire de collage.
Une copie de cette gravure est accrochĂ©e chez moi, je la regarde souvent, parfois je lâoublie, jâaime comme elle semble mĂȘler sĂ©rieux et grotesque, comme elle semble pervertir un choix binaire et apparemment de bon sens. Jâaime quâelle mâĂ©chappe et que souvent une nouvelle dĂ©marcation se dessine dans mon esprit, et sur lâimage, entre toute ces personnages. Finalement, jâaime lâidĂ©e de voir cette image comme un talisman, un objet sur lequel revenir sans cesse comme un croyant devait, chaque semaine, croiser les mĂȘmes figures dans son Ă©glise et de temps Ă autre y voir de nouvelles choses.
àČ _àČ
Merci de mâavoir lu jusquâau bout, câĂ©tait donc la troisiĂšme infolettre de la musĂ©e Ă©crite juchĂ© sur les Ă©paules de Erwin Panofsky (La vie et l'oeuvre d'Albrecht DĂŒrer), Edgar Wind (âHerculesâ and âOrpheusâ: Two mock-heroic designs by DĂŒrer), Meyer Schapiro (Cainâs Jaw-bone that did the First Murderâ) & Lynn Frier Kaufmann (The Noble Savage: Satyrs and Satyr Families in Renaissance Art)
Merci Ă Fabienne Gallaire pour le Anophthalmus hitleri et Ă Sylvie Granotier pour la relecture.
A bientĂŽt pour parler des gens qui montrent leurs rates, des chaussures en paille et peut-ĂȘtre mĂȘme de persil.