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January 29, 2025

🐓

J’aime bien cette gravure.

J’aime bien cette gravure parce qu’elle rĂ©siste aux interprĂ©tations, parce que moins fascinante que la MĂ©lancolie du mĂȘme DĂŒrer elle n’est pas Ă©crasĂ©e sous une vaste littĂ©rature. J’aime bien cette gravure parce que je m’identifie Ă  Hercule et je parle pas du bibendum musclĂ©, mais de celui qui hurle au milieu d’une bagarre dans cette gravure.

Beaucoup des textes qui en parlent occultent un dĂ©tail problĂ©matique: Panofsky oublie complĂštement le coq sur la tĂȘte et voit dans Hercule un personnage sur le point d’attaquer de concert avec la dame armĂ©e, Edgar Wind mentionne Ă  peine le satyre et son os, j’ai mĂȘme lu un jour qu’il pouvait s’agir d’un simple assemblage de figures empruntĂ©es ici et lĂ  qui n’aurait aucun sens. Albrecht DĂŒrer aurait fait une gravure qui n’a aucun sens. On parle du mec qui cache la queue de son capricorne dans un coin de sa sorciĂšre juste pour rĂ©compenser celui qui la regardera vraiment. On parle du mec qui grave un tout petit lion dans le coin gauche de son Ercule pour qu’on sache que l’histoire se dĂ©roule avant le combat contre le lion de NĂ©mĂ©e. On parle du mec responsable de cette page Wikipedia.

Certes il a aussi gravĂ©, en impro, ça. Et c’est vrai qu’il y a du collage. DĂŒrer a pu emprunter Ă  d’autres, Ă  des graveurs comme Mantegna qui l’ont amenĂ© Ă  investir des corps diffĂ©rents, maigres ou gros, dans ces recherches de canon et dont il a recopiĂ©, par exemple, le fameux dessin d’OrphĂ©e titrĂ© «OrphĂ© le premier pĂ©dĂ©raste».

Oui.

Bon.

Bien avant le grand-pĂšre d’Orelsan on mettait dans le mĂȘme panier homosexuel et pĂ©dophile, d’oĂč l’enfant nu qui semble Ă©chapper Ă  OrphĂ©e. OrphĂ©e sur le point de se faire dĂ©monter par des mĂ©nades, justement Ă©nervĂ©es que le prince des poĂštes ait renoncĂ© aux femmes aprĂšs avoir Ă©chouĂ© Ă  ramener Eurydice des enfers (mĂȘme si on sait tous que si OrphĂ©e, ce cringelord, s’est retournĂ© et a perdu Ă  jamais sa femme c’est qu’il craignait de vivre sa meilleure vie avec Eurydice et par consĂ©quent d’arrĂȘtĂ© la poĂ©sie parce qu’il n’a pas lu Bernard Lahire et qu’il se roule encore dans le mythe romantique de l’artiste, mais passons). Vous reconnaitrait dans ce dessin: la mĂ©nade sur le point de frapper, l’arbre, l’enfant; on les retrouve tous dans la gravure d’Albrecht. Sauf qu’il y ajoute le chad auquel je m’identifie et qui porte, en plus de son joli petit cul nu (probablement empruntĂ© Ă  Pollaiuolo), un drĂŽle de couvre-chef. Qu’on peut lui aussi retrouver.

Car non content de copier Mantegna, DĂŒrer a aussi recopiĂ© des bouts du tarot de Mantegna, un jeu de cartes qui est, devinez quoi ?

Pas du tout un jeu de tarot.

Et devinez gravé par qui ?

Pas du tout Mantegna.

Parce que ouais, les historiens aussi hĂ©sitent et la plupart des titres d’Ɠuvres de la Renaissance sont des complĂštes inventions et parfois on attribut un truc et puis aprĂšs on change d’avis, mais c’est trop tard, un peu comme le pauvre Anophthalmus hitleri, une fois qu’on a dĂ©cidĂ© d’un nom et ben on s’y tient, mĂȘme si ça engendre du braconnage.

Parfois ça change.

«Ah ouais tu penses que c’est la mort de Procris, moi j’aurai tendance Ă  l’appeler plutĂŽt Satyre endeuillĂ©, et je vais faire tout un article pour expliquer pourquoi»

Par exemple notre gravure lĂ , depuis le dĂ©but je parle d’Hercule, mais d’oĂč je le sors que ce bonhomme maigrichon avec un coq sur la tĂȘte qui ressemble un peu au chapeau du Mercure recopiĂ© par DĂŒrer du tarot de Mantegna qui n’est pas un tarot gravĂ© pas par Mantegna ? Eh ben le Hercule je le sors d’une note de DĂŒrer dans son carnet des Pays-Bas, mince, une source assez sĂ»re sur le sujet. Un Hercule donc. Avec un coq sur la tĂȘte qui ressemble bizarrement au casque d’HermĂšs. Ou Ă  ce petit gars dans un coin de l’Apocalypse du mĂȘme DĂŒrer (vous l’avez trouvĂ©?). Ou mĂȘme Ă  ce gars. Ou mĂȘme Ă  ce gars!

Un Hercule fier comme un coq. Un Hercule français, si on s’accorde pour voir dans la coquille une coquille d’escargot mĂȘme notre gastronomie est reprĂ©sentĂ©e.

Le lettrĂ© de la renaissance pratique l’art de la mĂ©moire. Quand il voit une bague avec des testicules de bĂ©lier, il se souvient que testiculus ça veut dire Petit tĂ©moin (eh ouais il va falloir Ă©couter le podcast pour comprendre ça). Quand il voit un coq, un coin de sa tĂȘte lui rappelle que Coq en latin, c’est Gallus, Galli, d’ailleurs il y a pas un truc qui s’appelle le Hercule Gallucis. Oui, c’est le bonhomme de ce poĂšte-lĂ , Lucien, traduit en 1500 (hier!) par Érasme, le Michel Onfray de l’époque. Il y avait mĂȘme cette image fascinante de ce Hercule avec des gens littĂ©ralement pendus Ă  ces lĂšvres, parce que les Gaulois voyaient en lui un rhĂ©toricien plus puissant qu’HermĂšs (bien sĂ»r ce dit le lettrĂ© de la Renaissance, qui a eut la chance de suivre en rĂȘve le cours Patrick Boucheron sur les Fictions Politiques). Il repense aussi Ă  son ami Gyraldus qui avait fait les comptes: de toutes les conquĂȘtes masculines d’Hercule seul Nestor avait dĂ©passĂ© l’adolescence, ce qui n’est guĂšre Ă©tonnant vu la rĂ©putation des gaulois que se fait notre lettrĂ©.

En plus pour bien ficeler notre histoire, merci Edgar Wind, DĂŒrer a mĂȘme fait un dessin oĂč une divinitĂ© celtique (ha merde) qui porte un caducĂ©e et un chapeau comme HermĂšs (ah cool), et tient attachĂ© par des chaĂźnes, tout un auditoire, bingo, on a notre lien Hercule-HermĂšs de la plume mĂȘme de DĂŒrer.

En fait ce jeune Hercule, gaulois, est donc plus rhĂ©toricien que bagarreur, sa maniĂšre ridicule de tenir son gourdin va dans ce sens. Il a une main ferme et l’autre toute molle, tandis que la dame bien habillĂ©e lĂ , elle a l’air d’avoir du punch elle, elle est sĂ»re de son choix.

Mais alors, reprenons, qu’est ce qu’il se passe dans cette gravure ?

On a cinq personnages : un satyre effarĂ© tenant une mĂąchoire animale et sa compagne, une femme nue qui semble se rhabiller (elle a les cheveux nouĂ©s et si vous voulez en savoir plus sur ses seins, cet article s’y attarde), une femme cette fois complĂštement habillĂ©e sur le point d’écraser sa comparse avec un gourdin, notre Hercule gaulois et enfin un enfant qui s’enfuit tenant, dĂ©tail ajoutĂ© par DĂŒrer, un petit oiseau. Je sais pas vous, mais si je faisais un assemblage de personnages alĂ©atoires sans aucun sens pour le plaisir de graver je n’ajouterai pas un dĂ©tail aussi prĂ©cis qu’un petit oiseau dans la main du gosse. DĂ©jĂ  Ă  l’époque parler du petit oiseau de l’enfant n'Ă©tait pas anodin.

A priori Panofksy a une bonne piste, il s’est dit c’est un Hercule, il y a une femme nue et une autre habillĂ©, c’est donc Le Choix d’Hercule: une fable qu’on connaĂźt par Prodicos qui raconte comment le jeune Hercule choisit entre le vice (voix facile, fille nue et gouffre infernal en fin de parcours) et la vertu (pas trĂšs marrante, cheveux attachĂ©s et bien habillĂ©, et un temple ou la gloire en fin de parcours). Un sujet assez binaire, y compris dans les images, deux chemins claires Ă  droite et Ă  gauche, des symboles Ă©vidents, parfois mĂȘme une croisĂ©e des chemins pour bien indiquer les deux voies voire mĂȘme un arbre en Y pour signaler encore plus fort la destinĂ© qui se dessine.

Bon chez DĂŒrer ça coince un peu plus.

Le vice est une espĂšce de victime apeurĂ©e et mĂȘme son compagnon, le satyre, normalement sauvage et bagarreur en plus d’ĂȘtre libidineux tient son arme de prĂ©dilection, la mĂąchoire d’animal, aussi fermement qu’Hercule tient son gourdin, nul.

Pourtant la mĂąchoire d’ñne c’est une piĂšce de choix de l’armement prĂ©historique. C’est avec une mĂąchoire d’ñne que Samson dĂ©glingue toute une armĂ©e de philistin dans l’Ancien Testament et depuis le septiĂšme siĂšcle en Angleterre, puis dans le reste de l’Europe, on est persuadĂ© que c’est avec une mĂąchoire que CaĂŻn tua Abel, le premier crime qui plonge l’HumanitĂ© dans un age de bronze violent et sauvage. MĂȘme Shakespeare le dit:

"Ce crĂąne contenait une langue et pouvait chanter autrefois: comme ce drĂŽle le heurte Ă  terre! Comme si c’était la mĂąchoire de CaĂŻn, qui commit le premier meurtre! c’était peut-ĂȘtre la caboche d’un politique, ce crĂąne que cet Ăąne traite avec ce sans gĂȘne, d’un homme qui croyait pouvoir jouer Dieu; n’est-ce pas possible ?" (Shakespeare, Hamlet, traduction Montegut 1870)

L’idĂ©e de la mĂąchoire comme arme du crime serait venue d’Égypte importĂ©e par l’abbĂ© Hadrian & l’ArchevĂȘque ThĂ©odore, on pourrait mĂȘme croire a un lien avec un autre frĂšre fratricide Ă©gyptien, Osiris, lui-mĂȘme associĂ© Ă  l’ñne. Pour les curieux la premiĂšre image connue de la chose se trouve dans un vieux manuscrit anglais (BL, MS Claudius B IV, f. 8v), elle sera ensuite reprise souvent, vous pouvez la chercher dans l’Agneau Mystique de van Eyck ou explorer mon Ă©tiquette «mĂąchoire».

D’ailleurs sur la page mĂąchoire, en cliquant sur le nom de DĂŒrer en haut Ă  droite, vous pourrez voir exclusivement les mĂąchoires que j’ai trouvĂ©es chez notre graveur. Dans la main d’une vieille femme nue inquiĂ©tante dans son autre gravure nommĂ© Ercule (et croyez-moi vaut mieux pas qu’on Ă©pilogue sur cette image) et aussi, discrĂštement glissĂ©e dans un bouclier de tortue dans son cĂ©lĂšbre monstre marin. Une gravure inspirĂ©e par une chouette anecdote, mais DĂŒrer a oubliĂ© un petit dĂ©tail: normalement le monstre a des seins, d’autres illustrateurs ont Ă©tĂ© plus prĂ©cis. (En passant, petite astuce, le combo mĂąchoire+carapace de tortue est un must pour faire guerrier prĂ©historique, on le retrouve dans une gravure de Aldegrever reprĂ©sentant Hercule tient).

Okay donc mñchoire d’ñne = bagarre, non ?

Objection de Lynn Frier Kaufmann qui s’était dissimulĂ©e dans l’audience. Le satyre n’est pas que violent et sexuel, comme en tĂ©moigne sa famille de Satyre, DĂŒrer voit, comme de nombreux Allemands, dans ces crĂ©atures une maniĂšre d’évoquer un Ăąge d’argent, une humanitĂ© sauvage et naturelle vivant loin du monde moderne dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©, comme en tĂ©moigne la complainte de l’homme sauvage de Hans Sachs (1530) traduite par La musĂ©e et Claude Roels.

Elle se rassoit tandis que la foule murmure que son essai, passionnant, opposait parfois de maniÚre un peu binaire les satyres Italiens, libidineux et bagarreurs, aux satyres allemands, bons pÚres de familles joueurs de flûtes.

Le juge aimerait maintenant conclure.

Une derniĂšre piste pour retrouver le dilemme dans cette gravure serait de remonter le chemin du paysage, se dire que comme pour la Joconde les deux dĂ©cors de fond ne correspondent pas et tĂ©moignent de deux mondes que l’image opposerait. Une renaissance ordonnĂ©e et violente qui vient mettre Ă  bas un ordre naturel et sauvage pour y construire de belles maisons ? Une Ă©poque vertueuse qui vient mettre Ă  bas une Ă©poque ancienne lascive et incapable de se dĂ©fendre ? La nature, nue (ou plutĂŽt dĂ©shabillĂ©e), versus la raison habillĂ© ? Un combat de coq ? Un chaos sexuel mĂȘlant amour sauvage avec le satyre jusqu’à la pĂ©dĂ©rastie-pĂ©dophile dĂ©criĂ©e par une vertu bien vĂȘtue ? Un Hercule lui-mĂȘme rĂ©sistant Ă  cette lecture binaire comme l’arbre qui le surplombe propose mille circonvolutions plutĂŽt que deux branches clairement dessinĂ©es ? Voulant ĂȘtre vicieux et vertueux en mĂȘme temps ? Une caricature pour se moquer des Français ? Des beaux parleurs qui se prennent pour Hercule ou OrphĂ©e ?

Finalement on était pas si mal avec notre histoire de collage.

Une copie de cette gravure est accrochĂ©e chez moi, je la regarde souvent, parfois je l’oublie, j’aime comme elle semble mĂȘler sĂ©rieux et grotesque, comme elle semble pervertir un choix binaire et apparemment de bon sens. J’aime qu’elle m’échappe et que souvent une nouvelle dĂ©marcation se dessine dans mon esprit, et sur l’image, entre toute ces personnages. Finalement, j’aime l’idĂ©e de voir cette image comme un talisman, un objet sur lequel revenir sans cesse comme un croyant devait, chaque semaine, croiser les mĂȘmes figures dans son Ă©glise et de temps Ă  autre y voir de nouvelles choses.

àČ _àČ 

Merci de m’avoir lu jusqu’au bout, c’était donc la troisiĂšme infolettre de la musĂ©e Ă©crite juchĂ© sur les Ă©paules de Erwin Panofsky (La vie et l'oeuvre d'Albrecht DĂŒrer), Edgar Wind (“Hercules” and “Orpheus”: Two mock-heroic designs by DĂŒrer), Meyer Schapiro (Cain’s Jaw-bone that did the First Murder”) & Lynn Frier Kaufmann (The Noble Savage: Satyrs and Satyr Families in Renaissance Art)

Merci Ă  Fabienne Gallaire pour le Anophthalmus hitleri et Ă  Sylvie Granotier pour la relecture.

A bientĂŽt pour parler des gens qui montrent leurs rates, des chaussures en paille et peut-ĂȘtre mĂȘme de persil.

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