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May 20, 2025

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Voir un objet en peinture, ce n’est pas vraiment le connaĂźtre. Au mĂȘme titre, j'ai le sentiment de tenir dans sa paume quelques piĂšces antiques me paraĂźt bien plus familier et vertigineux que toutes les collections numismatiques des musĂ©es. Un objet, c’est un geste, un usage, un poids, des matĂ©riaux, des habitudes. Sans compter, pour ce qui nous intĂ©resse, tout ce qu’il peut symboliser.

Aussi parfois un objet nous laisse un peu interdits, Ă  l’image de ce truc : ce truc qu’on trouve dans des scĂšnes de bains, comme chez la baigneuse de 3 cm gravĂ©e par Albrecht Altdorfer.

Quand je vois cette chose dans sa main, je pense aussitĂŽt Ă  ce qu’on trouve Ă  cĂŽtĂ© du palefrenier ensorcelĂ© de l’infolettre #1 (🐎) (eh oui, on approche du season final, toutes les piĂšces des Ă©pisodes prĂ©cĂ©dents commencent Ă  s’aligner). On a beaucoup Ă©crit sur cette gravure, la plus fameuse de Hans Baldung Grien (le vert), mais je n’ai jamais rien lu de particuliĂšrement prĂ©cis sur cette Ă©trille qu’on voit posĂ©e Ă  cĂŽtĂ© de l’homme allongĂ© Ă  la large braguette. Une Ă©trille, c’est un outil assez rĂȘche qu’on utilise pour brosser les chevaux. On peut imaginer que le palefrenier Ă©tait en plein ouvrage quand le cheval l’a foudroyĂ©. Dans ce genre d’images, on sait que tous les dĂ©tails comptent : la vieille sorciĂšre et sa torche, le blason, la braguette, la fourche... on peut donc se demander si une Ă©trille est toujours juste une Ă©trille.

La baigneuse d’Altdorfer mĂ©rite aussi qu’on la dĂ©taille, malgrĂ© ses trois centimĂštres de haut, il y a beaucoup Ă  y voir, ou Ă  ne pas voir. Son Ă©trange posture qui cache son visage, la coupe ciselĂ©e qui se trouve Ă  cĂŽtĂ© d’elle qui rappelle celle des rois mages ou de Marie-Madeleine, le fait qu’elle ait ses deux pieds dans l’eau, ses cheveux couverts et pourtant visibles, sans oublier cet objet semblable Ă  une Ă©trille dans sa main. Lisant Ă  droite Ă  gauche je dĂ©couvre qu’il existe des genres d'Ă©trilles de bain ; j’en avais mĂȘme dĂ©jĂ  vu une il y a bien longtemps, dans le bain des hommes d’Albrecht DĂŒrer, le maĂźtre de Baldung. Au premier plan un homme y tient un Ɠillet et l’autre une Ă©trille, pour se gratter le dos, comme une Ă©vocation de diffĂ©rents sens, odorat et toucher.

En creusant, on peut en trouver dans de multiples scĂšnes de bains. C’est important, les bains Ă  la Renaissance, on leur attribue de nombreuses vertus et  on les accompagne souvent de musique, de nourriture, voire de saignĂ©es pour dĂ©multiplier leurs bienfaits. Chez Albrecht, dĂ©jĂ , on voit un joueur de flĂ»te qui accompagne nos joyeux baigneurs. Les bains pouvaient aussi cacher des bordels par la promiscuitĂ© qu’ils offraient. On ne manque pas de relever chez DĂŒrer le robinet en forme de coq qui vient se glisser pile au niveau de l’entrejambe d’un baigneur pensif (les petits oiseaux ithyphalliques, on en dĂ©jĂ  croisĂ© chez DĂŒrer #3 [🐓]). On peut d’ailleurs ĂȘtre tentĂ© de lire notre jeune baigneuse comme une de ces hĂ©roĂŻnes bibliques fameuses pour avoir Ă©tĂ© matĂ©es dans leur bain. Un peu comme si on rĂ©duisait une candidate de tĂ©lĂ©-rĂ©alitĂ© Ă  une scĂšne dans une piscine: Suzanne matĂ©e par les vieillards-violeurs et BethsabĂ©e Ă©piĂ©e par le roi David qui la mettra enceinte. Mais il y a un truc avec cette gravure. Elle fait 3,8 x 2,9 cm et vous savez ce qui fait 3,8 x 2,9 cm ?

Je vois dĂ©jĂ  les philatĂ©listes dans le fond de la salle qui s’excitent, dĂ©solĂ©, on ne parle pas de vous, on parle du Charpentier pensif, gravĂ© par le mĂȘme Albrecht Altdorfer, ce qui nous laisserait penser qu’il fait pendant Ă  la baigneuse. Pensif comme ce baigneur de DĂŒrer, mais aussi comme la MĂ©lancolie, notre artisan est pris entre son cadran de berger qui pend (ce n’est probablement pas le fil Ă  plomb que la plupart des sites dĂ©crivent, mais plutĂŽt un genre de cadran solaire comme on peut l’apercevoir dans les ambassadeurs d’Holbein et assez faciles d’usage si on sait que la longueur de l'ombre est Ă©gale Ă  la longueur du gnomon divisĂ©e par la tangente) et sa large poutre posĂ©e sur les genoux. Ils forment avec la baigneuse un duo si mystĂ©rieux que certains chercheurs.es devant le mystĂšre prĂ©fĂšrent nier ce rapprochement. Pourtant les faits sont lĂ : le charpentier gravĂ© fait 3,6 x 2,9 cm.

C’est peut-ĂȘtre en explorant les autres occurrences de notre objet qu’on avancera sur notre dossier, j’en ai collectĂ© un certain nombre.

Il y a cette image fascinante d’un pape, lui aussi pensif, au milieu d’une Ă©glise transformĂ©e en Ă©table. L’image trouble par son Ă©vidence, par la simplicitĂ© de sa composition qu’on retrouve dans d’autres images du peintre espagnol Juan Ramirez. Si la lĂ©gende du Pape Marcel 1er, forcĂ© Ă  devenir palefrenier, ainsi que les nombreux rĂ©cits d’églises transformĂ©es en Ă©tables par les musulmans durant les croisades (rejouant Ă  rebours la naissance de JĂ©sus dans une Ă©table devenue sacrĂ©e, un retournement peut-ĂȘtre trop beau pour ĂȘtre vrai), semblent complĂštement expliquer la peinture, elle garde cette part d’étrangetĂ© propre aux images qui Ă©chapperaient presque au langage. Comme la descente Ă  la cave du MaĂźtre de Dinteville, cette image flirte avec le sentiment qui se dĂ©gage des espaces liminaux.

Il y a ce dessin du MaĂźtre du Livre de Raison, a priori des scĂšnes de la vie de tous les jours. LĂ  haut, des chasseurs d’oiseaux planquĂ©s dans des feuillages, ici une femme Ă  la fontaine du village, lĂ  un jeune homme brossant un cheval devant une Ă©table. La prĂ©sence d’un petit groupe de couples au milieu de tout ça peut laisser penser que la chasse Ă  l’oiseau tout comme le soin des chevaux n’est pas complĂštement anodin et pourrait indiquer au regardeur avisĂ© tout ce que ces scĂšnes Ă©voquent de la parade amoureuse.

Il y a cette xylogravure sur la page de titre d’un ouvrage sur les soins par le bain oĂč le musicien est affublĂ© d’un bonnet de fou, comme pour nous signaler que tout ça n’est pas peut-ĂȘtre pas aussi sĂ©rieux que cela en a l’air, entre la poire et le fromage on aperçoit encore ce drĂŽle d’objet. Qui servirait Ă  se gratter le dos ?

Coup de chance, j’ai moi-mĂȘme une certaine expĂ©rience du bain. Il m’arrive mĂȘme d’en prendre. Repensant Ă  cette baigneuse, qui baigne surtout ses pieds, j’ai pensĂ© Ă  mes propres pieds (ce qui arrive peut-ĂȘtre un peu trop souvent, on touche ici aux propres obsessions de l’auteur, dĂ©jĂ  Ă©voquĂ© en #1 (🐎) oĂč, souviens-toi, on avait Ă©voquĂ© la tension millĂ©naire entre les dessinateurs de pieds et les dessinateurs de chevaux, j’avais alors oubliĂ© mon exemple prĂ©fĂ©rĂ©, tous les dessinateurs de comics allergiques aux pieds, comme Marc Silvestri, qui font toujours Ă©voluer leurs X-men sur des sols enfumĂ©s si on suit ma thĂ©orie, ces dessinateurs sont probablement des gens trĂšs douĂ©s en dessin de chevaux). LĂ  oĂč nous utilisons une pierre ponce, se pourrait-il que notre baigneuse gratte ses pieds Ă  l’aide d’une Ă©trille ? Le pot contiendrait alors un onguent, comme celui que Marie-Madeleine applique sur les pieds du Christ ? (Bon aprĂšs j’arrĂȘte, mais vous savez dans l’Ancien Testament se laver les pieds peut ĂȘtre, notamment dans l’histoire de David, une mĂ©taphore de relation charnelle; quand David dit “Descends chez toi et lave-toi les pieds”, Urie comprend que ce dernier veut qu’il connaisse sa femme “bibliquement” [oui parce que connaĂźtre bibliquement ça veut dire faire du sexe aussi], en somme si vous croisez un personnage de l’Ancien Testament, un roi David, un NoĂ© ou mĂȘme MelchisĂ©dech, mĂ©fiez-vous s’il propose un lavement podal) ici peut-ĂȘtre on pourrait aussi ĂȘtre tentĂ© de couper court. De me dire que je parle trop de pieds et de chevaux, qu’on ne s’est pas abonnĂ© pour ça et qu’il paraĂźt ici assez Ă©vident que l’auteur opĂšre un mĂ©lange entre deux objets. Une Ă©trille de bain et une Ă©trille de chevaux. Il n’y a aucune raison de les mĂ©langer, Ă  moins qu’un ou une centaure souhaite prendre un bain (lien un brin NSFW).

Coup de chance, il m’arrive d’explorer mes vies antĂ©rieures par la voie de l’hypnose rĂ©gressive et j’ai des souvenirs vagues, mais matĂ©riels de mon usage du strigile dans l’une de celles-ci oĂč j’étais un jeune grec sportif, mais complĂštement hĂ©tĂ©ronormĂ©, hein, calmez-vous ! c’est mes vies antĂ©rieures, c’est moi qui dĂ©cide. Le strigile, cette espĂšce de lame curieuse que certaines statues portent encore et qui permettait aux Grecs et aux Étrusques de gratter leurs peaux de l’huile et du sable. WikipĂ©dia le confirme, je vous le donne en mille : “Cette Ă©trille en forme de « S » et Ă  la lame courbe servait aussi Ă  nettoyer les chevaux.” Étymologiquement, on l'entend, il y a un lien direct entre strigile et Ă©trille.

Ce double usage me rappelle cet amusant projet d’une cuillĂšre inter-espĂšce utile aux mĂ©sanges comme aux humains, un trait d’union aussi sympathique que la sonnette pour poissons d’Utrecht. D’abord dans les usages de la vie, puis, on va le voir, dans le champ symbolique, l’étrille semble osciller entre l’humain et l’équin.

À ce propos, il y a le cas d’Urs Graf.

Urs Graf partage avec Baldung Grien une fascination craintive pour la gent fĂ©minine. LĂ  oĂč notre ami le vert dĂ©peint des sorciĂšres, des femmes aux bains se nettoyant le sexe ou de vieux Ă©talons éjaculant, Urs Graf, fort de sa vie de soldat, nous offre un portrait saisissant de ces femmes accompagnant les troupes de mercenaires, souvent obligĂ©es de se prostituer. La plus terrible est certainement celle qu’il a dessinĂ©e, sans bras, borgne et une jambe en bois, le regard triste et Ă  la tenue explicite. Il en fait des tas, chargĂ©es de son dĂ©sir coupable, dĂ©taillĂ© par Christiane Andersson dans un texte passionnant. Il y a celle qui, enceinte, passe devant un pendu qu’elle aurait pu sauver, cette autre soulevant sa robe pour se mettre Ă  l’eau (comprendre : perdre sa virginitĂ©) ou mĂȘme ce portrait, assez unique en son genre d’une femme de profil. Peut-ĂȘtre un talisman dessinĂ© par Urs pour se dĂ©livrer de l’amour ? On peut y lire

“Dieu, faites qu’elle m’aime ou que je me mette Ă  la dĂ©tester/ ou alors je mourrai”

Sous cette formule, des entrelacs, nƓuds d’amours ou nƓuds de crainte Ă  l’image de l’aiguillette, sĂ©rie de nƓuds qui, bien exĂ©cutĂ©e lors d'un mariage, mĂšnera Ă  l’impotence de l’époux (un fait scientifique reproduit de nombreuses fois en laboratoire qui laisse les chercheurs mĂ©dusĂ©s) ; sous cette formule disais-je, un peigne et une Ă©trille (!). Si cela ne suffit pas Ă  vous convaincre du caractĂšre magique de cette image, il y a autre chose. Un dĂ©tail qu’on ne retrouve pas, Ă  ma connaissance, dans l’Ɠuvre de Graf : des dĂ©coupes fines et rĂ©guliĂšres qui redessinent les motifs de la robe de la femme, portraiturĂ©e de profil, rejouant sur le papier les tenus crevĂ©s de la Renaissance, ces tenus faussement dĂ©chirĂ©s, jeu de reproduction parodique/pastiche entre les soldats et les bourreaux qui aurait singĂ© le luxe aristocratique pour ensuite influencer Ă  leur tour les classes supĂ©rieures (un peu comme les baskets Lidl); voire la destruction de bien prĂ©cieux pour prouver sa richesse tel un sapeur brĂ»lant une veste HermĂšs. Ce texte, ces dĂ©coupes, la qualitĂ© du portrait sont autant d’indices qui amĂšnent Christiane Andersson Ă  imaginer qu’il pourrait se jouer dans ce portrait quelque chose de la magie sympathique encore bien vivace Ă  l’époque.

Quant Ă  l’étrille, on le retrouve ailleurs chez notre Suisse, dans un dessin traitant un autre thĂšme qui m’est cher: les couples inĂ©gaux. On y voit un vieux soldat, bonnet de fou et coucou sur la tĂȘte avec en prime une jambe de bois, cherchant Ă  attirer les faveurs d’une femme nue qu’il observe de ses bĂ©sicles et qui tient, je vous le donne en deux mille : une Ă©trille. En effet l’étrille, nous dit Christiane Andersson, Ă©voque le fait de brosser, qui Ă©tait Ă  BĂąle une maniĂšre argotique de parler de relation sexuelle, consentie ou non. Bien brossĂ©e (gnuog gestrĂ€lt) Ă©tait une expression populaire en 1525 pour parler de la victime d’un viol collectif. Dans un jeu typique du langage des piĂšces carnavalesques allemandes du quinziĂšme, on dĂ©crivait un homme sexuellement rassasiĂ© en disant que son cheval avait Ă©tĂ© bien brossĂ©.

Merci, Christiane Andersson, voilĂ  qui Ă©claire d’un Ɠil nouveau notre palefrenier ensorcelĂ© et qui peut-ĂȘtre mĂȘme nous aide Ă  ĂŽter la poutre que le charpentier nous avait mise dans l’Ɠil. Je ne sais pas si c’est moi, mais j’ai l’impression qu’on en revient beaucoup au sexe par ici. Il faudra que j’évoque ça dans ma prochaine hypnose rĂ©gressive. En tout cas, notre charpentier pensif est-il un impotent avec sa poutre de travers devant le calice fermĂ© de la baigneuse qui se racle toute seule ? Pourquoi avoir mis un charpentier dans ce couple inĂ©gal ? Est-il devenu fou parce qu’il a vu la baigneuse, la vĂ©ritĂ© du sexe fĂ©minin Ă©tait un objet bien inquiĂ©tant pour tous nos incels Ă  bĂ©sicles de la Renaissance. Étriller ou se faire Ă©triller, lĂ  serait la question ?

Peut-ĂȘtre que pour finir je devrais en revenir Ă  la matĂ©rialitĂ©, cette fois des gravures: imprimer ces deux timbres-poste et les mettre simplement l'un en face de l'autre, voir les jeux de correspondance qui se tissent entre le robinet et la poutre, la petite tige du cadran de berger et les regards obsĂ©dants ou absents. Vous pouvez voir ça par ici, peut-ĂȘtre l'imprimer Ă  votre tour et on en reparle dans un mois.

Je vous laisse mĂ©diter tout ça, et je vous dis Ă  la prochaine, oĂč, si tout va bien, je vous parlerai de petits pois.

Pour les curieux d’Artifex In Opere, le dernier article est une refonte de l’article sur le polyptyque de strasbourg.

Merci d’avoir lu jusqu’au bout.

& merci à Fabienne Gallaire & Sylvie Granotier pour la relecture & ArtifexInOpere pour les échanges fructueux

Pour en savoir plus sur les prostitués de Urs Graf:

Andersson Christiane, “Harlots and Camp Followers” in The Youth of Early Modern Women, Amsterdam University Press, 2018

Sur les églises changées en étables (merci Pierre-Olivier Dittmar)

Har-Peled Misgav, “AnimalitĂ©, puretĂ© et croisade. Étude sur la transformation des Ă©glises en Ă©tables par les Musulmans durant les croisades, XIIe-XIIIe siĂšcles.”

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