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novembre 5, 2025

Taper sur des stormtroopers, et Vincent Bolloré

Peut-être la dernière lettre avant que CNews nous tombe dessus

Chère Milouch,

Je t’écris depuis Novembre, ce mois où généralement il ne se passe pas grand chose : il fait de plus en plus froid, de plus en plus nuit, tout le monde est fatigué et en plus on sort à peine d’Halloween qu’il faut décider ce qu’on offre au petit-neveu de sa belle-sœur… Une période plutôt propice à la déprime, à laquelle je choisis d’offrir une partie de ma colère.

Car moi aussi, vois-tu, je me place volontiers du côté des vandales : malgré les inconvénients que cela peut amener dans ma vie quotidienne de petit bourgeois, il faut bien dire que c’est probablement par les vandales que les choses finiront par être secouées et changées un petit peu (car oui, « tout changer » me paraît plutôt positif au vu du contexte actuel)… Si tu veux t’en convaincre, je te conseille la lecture de ce gros pavé de Michelle Zancarini-Fournel qui le démontre brillamment (même si ce n’est pas sa thèse centrale).

Ça me fait d’ailleurs bien plaisir de voir de plus en plus de jeux explorant cette thématique de la colère générale de façon intelligente, l’exemple séminal étant bien sûr L’Insurrection de Melville (mais c’est tricher car Melville a toujours le meilleur exemple dans sa ludographie, quel que soit le sujet), qui a le doigté suffisant pour montrer que tout ça, c’est plus complexe que « on joue des gens veners qui se rebellent contre les ACAB » — je ne dis pas qu’un jeu comme ça c’est mal, j’en ai d’ailleurs moi-même commis un récemment, mais ça ne peut pas être autre chose qu’une parenthèse défoulatoire.

Quand tu rentres de GN et que ça tourne bizarre

Soit dit en passant, j’ouvre une parenthèse dans la parenthèse mais j’en ai vraiment marre des jeux d’enquête dans lesquels on joue des flics : pas tellement parce que ça entérine l’image de la police comme une gentille force qui aide les bons citoyens, comme les meilleurs épisodes de Pat Patrouille, mais parce que, ben, y en a déjà trouze mille, à peu près autant que de jeux avec des gens qui enquêtent sur la trace de dieux anciens et tentaculaires. Alors, ami.e auteurice de jeux qui lit ce courrier, la prochaine fois que tu veux écrire un jeu d’enquête, pourquoi ne pas imaginer une équipe de journalistes ? Ça ouvre des portes bien plus intéressantes à mon sens et en plus c’est pas comme si la profession était gravement menacée en ce moment. Allez, hop hop hop, ne m’oblige pas à le faire moi-même !

Bon en fait je l’ai déjà fait, mais en 36 mots, du coup c’est bof

OK mais quel rapport avec le jeu tradi, me diras-tu ? Eh bien, s’il y a bien une constante du jeu tradi, ce sont les règles de combat absolument désolantes. Le point de vue du JdR tradi, c’est que tout combat doit être géré comme un affrontement stratégique, tout droit sorti des racines wargame du loisir, et qu’il faut donc des kilos de règles pour les gérer, avec tout ce qu’il faut pour pouvoir s’occuper des 36 cas exceptionnels et autres coups spéciaux possibles. C’est, en soi, déjà assez pénible dans les jeux qui placent le combat au centre de leur discours, Donjons et Dragons en première ligne, mais c’est encore plus terrible quand ça s’immisce dans d’autres jeux qui ont bien d’autres choses intéressantes à dire, par exemple Vampire qui au lieu d’être un jeu de super-héros qui ne s’assume pas pourrait se rouler dans ses turpitudes gothiques pour mon plus grand plaisir.

Et de manière plus générale, ça me pose de vraies questions sur notre rapport à la violence dans le jeu en général, qu’il soit de rôle, vidéo ou de société. C’est parti de la lecture de ce très long fil Bluesky :

Gonna talk for a second about Nazis, Republicans, DrivethruRPG, that Star Wars game, and more importantly, my grandpa. Bear with me, the edibles are just kicking in. Might be a little thread.

— Olivia Hill (@machineiv.bsky.social) 2025-07-02T01:40:18.739Z

Je te passe l’explication de comment toute cette discussion a débuté (c’est d’ailleurs rappelé dans le fil) et je ne vais pas me livrer à l’exercice d’équilibriste de le résumer en trois phrases ; je me contenterai d’en extraire la réflexion qui me semble utile pour cette lettre, en précisant bien sûr que dans son contexte elle est bien plus forte.

Voilà, en très gros, la question : pourquoi est-ce qu’un jeu dans lequel on est invitées à tuer un grand seigneur du mal, ça nous va très bien, mais un jeu dans lequel le but serait de tuer Vincent Bolloré serait mal vu ? Pourquoi abattre des stormtroopers ne pose aucun problème, mais abattre des flics (dans un jeu) c’est pas bien ?

En même temps, quand on en arrive à représenter des stormtroopers, soit littéralement une armée fasciste, en train de faire des trucs rigolos, on a déjà perdu

Il y a une position souvent partagée dans le milieu du jeu de rôle, selon laquelle représenter des scènes de sexe peut être gênant ou un problème, et la réponse des joueuses qui aiment le faire, c’est souvent de dire que regardez, on n’a pas de problèmes avec la violence, pourquoi faudrait-il en avoir avec le sexe ? Et… je suis plutôt d’accord, en fait. Il faut je crois s’interroger sur le rapport protéiforme de la société à la violence, avec des œuvres fictionnelles qui en regorgent et des plateaux télé qui ne cessent de dire que casser des abribus pendant une manif’ c’est pas bien1. Il faut sans doute que je me demande pourquoi je suis toujours un peu crispé quand je vois des enfants jouer avec des pistolets à eau et s’amuser à se tirer dessus, et pourquoi je n’arrive plus à jouer au jeu ultraviolent Hotline Miami alors que je zigouille des insectes humanoïdes par pallanquées dans Hollow Knight. Bref, il y a sans doute beaucoup à réfléchir sur ce sujet, mais je le laisse à des gens plus intelligents que moi…

Quand même une dernière réflexion pour la route : y a un problème avec le post-apo, non ? C’est quoi ce truc de kiffer représenter des sociétés complètement détruites, où seule la violence permet de s’en sortir, comme si on aimait se faire peur en se disant « ouah c’est ça qui va arriver à l’avenir mais moi j’aurai un gros gun et je dézinguerai tout le monde », ce qui est, pas désolé de le dire, peu éloigné des réflexions des incels survivalistes sur le sujet. Et oui, évidemment que Melville a fait un jeu qui prend l’exact contrepied de tout ça, qui est surprise ?

Eh non, c’est toujours pas un cercle magique

Je sais bien que je défonce quelques portes ouvertes, hein, et je ne suis pas exempt de reproches sur ces sujets : je joue à plein de jeux violents, j’en écris même, car figure-toi que je vis dans une société et que je contiens des multitudes. Mais tout de même, un jeu où des journalistes auraient pour but de descendre Vincent Bolloré (avec des enquêtes solides sur le sujet, je veux dire, que vas-tu t’imaginer), ça aurait de la gueule non ?

Une incroyable image par Evlyn Moreau
Graou !!!

La Bible de Cava c’est en effet la classe absolue et les pages colorées aussi, c’est pas moi qui vais dire le contraire ! Mais moi je voulais te parler des flexagones.

Un minuscule GIF de flexagone qui résume tout ce que je vais te dire sur le sujet

Sous ce nom rigolo se cache le principe de plier (et parfois coller) ensemble des bouts de papiers qu’on va pouvoir ensuite déplier en boucle infinie, principe que j’ai redécouvert quand ma fille en a ramené un du centre de loisirs !

Donc déjà c’est un passe-temps très rigolo et très simple à faire, y a plein de tutos sur Internet sur le sujet. MAIS, et c’est là que ça m’intéresse, ça présente un potentiel de ouf pour en faire un support fictionnel !

On peut aussi faire des récits en spirale, comme Relativité d’Audrey Hess, mais c’est une autre histoire

Bon alors en fait je connaissais déjà avant que ma fille en ramène un à la maison car j’étais tombé il y a des années sur cette vidéo du mirifique Jason Shiga, mon maître en la matière de récits chelous sur papier :

C’est de la MAGIE non ?! En tout cas le bougre n’ayant pas fourni d’explications sur comment faire un flexagone carré à huit faces, je me suis contenté des explications sur Internet qui expliquent comment en faire un à six faces, et l’inspiration m’a frappée tel un pavé sur un CRS : ce serait pas le support idéal pour faire un jeu qui parle de boucle temporelle ???

Tu penses bien que je ne vais pas en rester au stade de l’inspiration et que je compte bien mettre ça en pratique… J’en reparlerai peut-être dans une prochaine lettre !

En attendant, je te fais plein de bises et comme l’a sûrement dit Olivia Hill, see you in two weeks!


  1. Il y a sans doute aussi une réflexion à avoir sur la violence perçue comme de gauche contre celle perçue comme de droite… ↩

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