Exploration des Frontières

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juillet 2, 2025

Rien n'est fini

Être transparent, assumer et déplier

Chère Milouch,

Je t’écris depuis mon salon transformé en grotte pour résister à la chaleur étouffante, puisqu’il est hors de question d’être productif par un temps pareil, n’en déplaise à notre président et toute l’architecture capitaliste qui le soutient.

Cela étant, je te remercie pour tes descriptions des conseils dans les JdR tradi, ils m’ont mis des frissons qui m’ont fourni un peu de frais. Ne réfléchir à la sortie de route qu’en terme de « punissez-les » trahit une absence totale de réflexion, mais aussi une certaine peur de l’imprévu : j’y reconnais assez bien ma panique lors de mes premières années en tant que MJ quand mes joueurs (pas de meuf présente, le masculin neutre est de mise) mettaient un orteil en dehors du scénario.
Aujourd’hui, les occasions pour moi de jouer avec un scénario sous le nez se comptent avec les oreilles, voire le nombril, mais dans les rares cas où ça arrive, j’adopte désormais une solution simple : « J’ai rien de prévu pour si vous faites ça, donc ça risque d’être naze » ou bien « Très honnêtement, le scénario ne prévoit rien d’autre que cette direction-là ». Mettre les rails sur la table et arrêter de faire semblant, ça fait gagner du temps et ça évite de la frustration à tout le monde… Mais bon, on sait bien que toute personne en position d’autorité, si infime soit-elle, déteste dire qu’elle ne sait pas, et je dois moi-même me forcer un peu pour le faire avec mes élèves.

Bon mais de toute façon, je sais pas pourquoi les gens qui écrivent des jeux de rôle sont autant en PLS et essayent de tout cadenasser, parce que dans la rôlisterie, quasiment par définition, rien ne finit jamais, aucune barrière ne peut tenir bien longtemps.
Ce qui est ironique, c’est que c’est la promesse de pas mal de jeux tradis, justement : « Achetez ce bouquin, oui il coûte 240 euros mais avec vous pourrez faire tout ce que vous voulez ! Cet univers est si vaste qu’on peut tout y jouer ! Mais c’est quand même mieux si on suit ce qu’il y a marqué dans les suppléments et qu’on va pas trop au-delà des scénarios officiels merci ». D’ailleurs, moi devant tant de manque de direction, je me trouvais souvent démuni… J’ai encore un grand amour pour Exil, mais si le jeu a mal vieilli, outre son système de jeu pas ouf et son univers sans doute trop détaillé (OK, ça fait une grosse outre), c’est aussi qu’il se refusait à choisir une direction claire pour les personnages qu’on allait faire s’ébattre dans son univers, laissant ce choix crucial aux joueureuses elleux-mêmes. C’est pas beau de pas assumer.

Viens dans mon multivers, on peut tout y faire !

C’est pour ça que je suis bien plus convaincu par les jeux de rôles alternatifs : ils sont souvent plus courts (donc moins chers, ce qui n’est pas négligeables) parce qu’ils assument de ne servir qu’à simuler une proposition de jeu bien précise et rien d’autre ; c’est aussi plus efficace d’un point de vue game design puisque ça permet, quand on crée un tel jeu, de se demander « comment faire pour simuler une situation Y du mieux possible » et non « comment faire pour qu’avec mon jeu on puisse y faire tout ce qu’on veut ». Mais bon, tout ça tu l’as déjà dit, en me jetant des fleurs en plus, je ne vais pas y revenir.

Non, ce que je voulais toucher du doigt c’est que, matériellement, un bouquin de jeu de rôle est lui-même ouvert : ce n’est que le support à une partie qui se passera en dehors de lui, et en un sens un livre de jeu de rôle qu’on n’utilise jamais pour jouer n’est pas complet. La lecture se complète par la partie, ce qui il me semble est moins vrai avec le jeu de société et encore moins avec le jeu vidéo, dans lesquels objet et expérience de jeu se confondent.

Je me suis rendu compte l’autre jour que tous mes bouquins, tout genres confondus (romans, jeux de rôle, et même les machins universitaires…), n’aimaient pas trop les points finaux et préféraient largement les schémas non-linéaires, ceux dans lesquels on va d’un point à un autre sans suivre l’ordre des pages et dans lesquels la lecture / la fiction ne s’arrête que lorsque læ lecteurice s’arrête de lire et non parce qu’on est arrivé.e à la fin du bouquin.
Je vais pas mentir, c’est une question de préférences mais aussi parce que c’est sacrément difficile de finir quelque chose, de fermer son propos, de se dire que c’est bon, on a dit tout ce qu’on avait à dire. Quand je conclus la création d’un jeu, c’est-à-dire quand j’envoie le bouquin chez l’imprimeur ou que je mets le fichier sur itch, je suis toujours tenté de rajouter quelque chose ; je ne parle pas de corriger un détail mais bien d’ajouter du contenu. Il faut, en quelque sorte, que j’accepte que mon produit fini n’est pas fini.

D’ailleurs il y en a foule, des créations sur itch qui connaissent des version 1.2, 1.45, 1.3.57, ou à l’inverse qui restent pour toujours des versions alpha, pleines de trous béants qui ne seront jamais comblés. Ça avait tendance à me frustrer, comme ces gens qui cherchent les expériences de jeu incroyables mais ne souhaitent pas ensuite les transcrire en une forme transmettable (oui, on sait toutes les deux qui je vise et je crois qu’elle lit ces moments en ce moment même, oui c’est bien de toi que je parle). Et en fait, pourquoi ? Parce que ça ne me permet pas d’accumuler un livre de plus dans ma bibliothèque (enfin, surtout « un PDF de plus sur mon disque dur ») ?

Marcel Proust en mode « Nan mais j’te jure c’est la dernière version là », les imprimeurs en PLS

Avec le recul, j’y trouve un côté touchant à cette tendance du « jamais fini ». D’abord parce que ça montre que quelqu’un a essayé de faire quelque chose de créatif, ce qui est toujours une bonne chose, et a décidé de mettre le truc pas fini en ligne pour se donner de la motivation, ou au contraire parce qu’iel savait que ce serait peut-être jamais fini mais que le chemin parcouru, même à moitié, même à 1,45 %, valait la peine d’être montré. Ensuite parce que ça fait carburer mon imagination : évidemment que tout ça me donne envie de combler les trous, de fantasmer à ce que le jeu complet pourrait être (spoiler : quand on fantasme à ce qu’une œuvre incomplète pourrait être une fois complétée, la réalité ne sera jamais à la hauteur de nos fantasmes).

Bon, par contre ça fait descendre ma visibilité dans les charts et empêche mes jeux d’engranger des turbo-brouzoufs, sans compter que ça envoie un mauvais message sur ce que c’est le JdR indépendant, donc faut pas trop s’emballer quand même les ami.es.

LJPP™ (Le Jeu du Papier Plié)

Très chouette ton petit écart ! Ça me rappelle ces pages de Paul, la magnifique série de bandes dessinées de Michel Rabagliati, dans lesquelles le protagoniste se ballade dans Montréal et identifie la fonte des enseignes qui l’entourent. J’y arrive aussi, parfois.

Moi cette semaine j’ai envie de parler du leporello, qui est le nom classe que les gens dans le secret utilisent pour parler du livre-accordéon (nom moins classe alors même qu’on peut faire des trucs super à l’accordéon). J’aime bien le leporello pour plein de raisons : déjà, c’est un peu la porte d’entrée aux merveilles du papier pour les gens qui n’y connaissent rien, parce qu’un objet qui a l’air d’un simple livre mais dont tu déplies les pages au lieu de les tourner. C’est tout particulièrement adapté aux œuvres se lisant d’un trait, évidemment.

Un beau leporello des éditions Polystyrène

Ce que j’aime bien aussi avec le leporello c’est que techniquement, c’est assez facile d’en faire un chez toi : tu as juste besoin de ciseaux, de scotch ou de colle, et d’un peu d’organisation pour bien coller le volet A avec le volet A’. Y a environ 3000 tutos qui te permettent de le faire sur Internet ; pour rester dans la thématique « dessins d’enfants », je te mets un lien vers celui-ci.

La bise, et à dans deux semaines,
Côme

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