Exploration des Frontières

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octobre 22, 2025

Le cercle magique

Sortir de la réalité, même le temps de lire une infolettre

Chère Milouch,

Je t’écris depuis le tonnerre ! Enfin presque, je t’écris depuis la ville de Tonnerre ! J’ai la chance d’y faire une retraite de 5 jours, juste moi, mon ordinateur et mes dizaines d’idées créatives dans lesquelles il est temps de mettre un peu d’ordre. Vraiment quel luxe de pouvoir s’extraire du temps, oublier toutes les choses pressantes de la vie, et me consacrer entièrement à ma créativité.

Quand j’avais fait une telle retraite, la fois précédente, j’avais réglé mon quotidien telle une petite horloge : réveil, aller chercher le petit déjeuner à la boulangerie du coin, noircir un carnet jusqu’au déjeuner, sortir m’acheter un truc, passer l’après-midi à transcrire le carnet sur l’ordi, et dîner devant la saison 4 de Stranger Things. Pas sûr que je sois aussi ordonné cette fois-ci ; de toute façon je n’ai jamais été de ces personnes qui ont besoin d’un contexte particulier pour écrire, j’ai appris par la force des choses et par mes habitudes à le faire un peu n’importe quand, par petits bouts, jusqu’à ce qu’il soit temps d’agglomérer le tout d’une manière ou d’une autre.

Pourtant ça vaut le coup d’installer une sorte de cérémoniel pour passer d’une activité à l’autre, que ce soit pour écrire ou pour jouer. Le théoricien Johan Huizinga ne s’y trompe pas, lui qui a forgé l’expression de « cercle magique » pour parler de cette frontière complètement imaginaire et pourtant si nécessaire entre l’espace du réel et celui du jeu : on sort de la société pour quelques heures, on oublie un peu qui on est et on devient d’autres personnes… Et puis on entre dans une zone dont les règles vont être un peu, ou beaucoup, différentes de notre réalité.

Pas un cercle magique

Je suis d’accord avec toi, et la plupart des gens qui réfléchissent sérieusement sur le jeu (par exemple Henri Kermarrec, dont j’ai lu le dernier livre dans le train, ce qui a nourri cette lettre) ne prétendent pas que jouer va changer le monde, précisément parce qu’on joue hors du monde. Ça peut en revanche nous aider à voir d’autres perspectives, d’autres façons d’être et d’agir qui pourront influencer qui nous sommes dans la vraie vie. Par exemple, on peut expérimenter ce que ça fait de volontairement se précipiter dans le ravin, ou s’adonner à une violence contre le système qu’on ne s’autoriserait pas dans la réalité, mais peut-être que je parlerai de ça en détail une autre fois !

Ce que je voudrais ici, c’est comme toi me rappeler ces moments où l’on s’entasse autour d’une table, on sort les chips et le Coca1 et pendant quelques heures, qu’on ne voit souvent pas passer, on se transporte ailleurs ; nos corps n’ont plus trop de substance ou d’importance, tout ce qui compte c’est le jeu.

Toujours pas un cercle magique

Et au final est-ce que partir en convention un week-end avec les copaines, ce n’est pas aussi une façon de s’extraire du monde ? Et écrire ces courriers aussi ? Je crois en fait que plus les années passent et plus je cherche activement à être productif de façon non productive, c’est-à-dire de continuer de travailler et faire des choses, mais qui ne viennent nourrir ni moi ni le système révoltant qui m’enserre. Pas pour lui tourner le dos ou refuser de me battre à mon tout petit niveau, plutôt, comme je l’ai écrit ailleurs, pour me tailler un petit coin d’où je pourrais me reposer et me refaire à l’idée de bientôt l’affronter, le long des 27 années de productivité obligatoire qu’il me reste.

Et au fait, tu écrivais pour rigoler qu’il n’y a pas de différence entre jeter des morceaux de plastique colorés et secouer un enscensoir, et tu ne crois pas si bien dire : aussi bien Henri Kermarrec que Tim Clare dans un autre livre font le rapprochement entre rituel de jeu et rituel religieux, la pratique des osselets en étant l’illustration la plus criante. Tout est rituel, rien n’est rituel ?

Habile mariage d’une jolie fonte et d’un magnifique dessin d’Evlyn Moreau par Milouch

Oui oui, elles sont belles ces reliures mais laisse-moi te parler une minute des CARTES À GRATTER !

Tu les associes sans doute, comme moi, à la pratique des jeux à gratter qu’on achète dans les bistrots, mais en vrai y a plein de trucs cool à faire avec des cartes à gratter, à commencer par réfléchir à ce qu’on cache en dessous. Ma fille a un paquet de ces petites cartes noires qui révèlent des myriades de couleur, un rien psychédéliques, quand on les gratte, et ça a vraiment un côté magique.

Ça ressemble à ça sauf que ma fille ne s’appelle ni Louise ni Margaux

Alors tu penses bien que je me suis posé la question de ce qu’on pouvait en faire en jeu ! Car en cherchant un peu, je me suis rendu compte que c’était tout à fait possible d’en faire produire en masse, en indiquant au fabricant les zones qui devaient être grattables ; et, si on ne veut pas dépenser des centaines d’euros, il est aussi possible d’en faire soi-même (j’ai trouvé plusieurs recettes sur le net mais j’ai pas testé).

Eh bien ça me semble une piste tout à fait intéressante dans le cadre du jeu solo, où l’on pourrait cacher des secrets à ne révéler qu’à un moment précis ; voire, si on veut allier le geste et le récit, un jeu où l’on incarne un.e archéologue qui époussette des spécimens…

Je ne crois pas que tout ça ait déjà été expérimenté : ce qui s’en rapproche le plus, c’est ce jeu du formidable Adam Vass dans lequel les scores des personnages sont non seulement cachés par une zone à gratter mais également générés aléatoirement. Cependant je crois que c’est surtout ce 2e aspect qui est mis en avant… Bon, ben y a plus qu’à s’en charger du coup !


  1. Enfin nous sommes adultes maintenant donc on sort le houmous et le jus de fruit. ↩

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