La chance de la débutante
Moi franchement je préfère boire ma meilleure soupe dans un pot tout neuf
Ante-scriptum : ça fait une semaine que j’aurais dû envoyer cette lettre. Je viens de me rendre compte que je l’avais mal programmée. Je suis nul.
Chère Milouch,
Je t’écris de mes vacances, pendant lesquelles, étrangement, mon cerveau refuse de travailler. Je ne manque pourtant pas de choses à faire, entre les jeux de 2026 dont il faut préparer la sortie, les cours qu’il faut préparer pour le mois de septembre… et j’ai toutes les peines du monde à m’y mettre, alors que le temps passe vite. Comme si, après avoir fourni plein d’efforts intellectuels pendant des mois, et subi une chaleur écrasante, mon corps n’avait envie de rien à part jouer à des jeux vidéos et regarder des séries, tu y crois toi ?
Bon, ça ne me stresse qu’à moitié car s’il y a bien un truc que j’ai gardé de mes années de doctorat, c’est la capacité à procrastiner beaucoup et travailler vite ensuite (tu noteras que je n’ai pas écrit « travailler bien »). J’essaye donc de me faire confiance en avançant tranquillement : par exemple aujourd’hui, à part prendre des photos de feuilles de papier toilette1 et chercher quelques documents sur la Glorieuse Révolution, j’ai pas fait grand chose.
Bref, je voulais surtout commencer cette lettre par une clarification car en effet ce serait dommage que nous nous fâchions alors qu’on vient tout juste de commencer cette exploration des frontières : oui, un jeu de rôle nécessite une partie pour être complet ; il y en a en effet qui ont du style (tu ne parles pas de La Grive noire ou de tes futurs bangers La Veillée d’Hellequin et Façade mais ça fait partie, je pense, des jeux dont la lecture est déjà un plaisir) mais leur but reste de fournir quelque chose de ludique, et je ne suis pas sûr qu’ils puissent fournir ce but… sans être joué. C’est peut-être moins le cas des bouquins de puzzle (oui, j’y reviens) ? Genre si tu vois ça, tu commences pas déjà un peu à y jouer dans ta tête sans le vouloir ?

Attends, oups, on va avoir l’impression que je continue d’être en désaccord mais non, laisse-moi finir : qu’ils soient incomplets sans qu’on y joue n’est pour moi pas un défaut ! Disons que c’est ce qui les constitue, et qu’en allant plus loin je crois même qu’un jeu de rôle (et d’autres œuvres même pas ludiques) ne peut jamais être complet — c’était l’objet du titre de ma lettre dernière.
Après, oui, on peut produire des textes littéraires qui sont aussi des jeux, et qu’on peut prendre dans l’un ou l’autre sens en faisant en sorte que les deux soient plaisants : en tout cas on peut essayer, n’est-ce pas (clin d’œil clin d’œil).
Je voulais aussi parler d’Exil. Non, pas du jeu en lui-même, qui m’a pourtant fourni de très beaux souvenirs de jeu, mais plutôt du fait que tu ne connaissais pas, ce qui m’a ramené à l’esprit le fait que tu étais une jeune rôliste, pas tout à fait passée par les mêmes sentiers que moi, même si on a toutes les deux joué à Warhammer.
Il traîne quelque part sur Internet (j’ai la flemme de chercher où) cet exercice de pensée qui consiste à se demander ce que serait le jeu de rôle aujourd’hui si, au lieu de chercher à émuler les wargames, Gygax, Anderson et les autres avaient plutôt découvert la pratique des sœurs Brontë d’imaginer des mondes ludofictionnels2. Ça n’est pas mon cas : les premiers JdR auxquels je me suis frotté étaient horriblement complexes, faisaient reposer bien trop de choses sur les épaules du MJ et, franchement, ont donné beaucoup de mauvaises parties car à 14 ans j’étais un peu plus câblé qu’aujourd’hui pour jouer à ce genre de choses mais pas tant que ça. Je l’ai déjà raconté donc je pense que tu sais déjà à quel point mon cerveau a explosé quand en 2016 une joyeuse bande de copaines m’a fait découvrir Inflorenza de Thomas Munier : pas de MJ ?! Des histoires improvisées ?!! Et puis quand j’ai découvert Itras By dans la foulée, c’était fichu, je n’ai quasiment plus joué à un JdR traditionnel depuis.
J’ai l’habitude de dire, en conventions ou en interview que je ne juge pas les gens qui ne jouent qu’à Donjons & Dragons ou L’Appel de Cthulhu, mais on est entre nous alors je peux t’avouer que je les juge pas mal, comme mon voisin qui l’autre jour m’a dit qu’il ne jouait qu’à Ars Magica depuis 30 ans et que le reste ne l’intéressait pas trop.

Alors, je ne juge pas la décision des gens à aller trouver du fun où ils le souhaitent, il paraît que certaines personnes trouvent même du plaisir à faire des fichiers Excel alors t’imagines. Non, ce que je trouve un peu dommage c’est l’absence de curiosité, qui à son tour fait que quelqu’un qui voudrait se mettre au jeu de rôle aujourd’hui penserait qu’il s’agit encore de faire comme « les joueurs de D&D à l'hygiène douteuse », ce qui reviendrait à « dire que toute la BD ressemble à Astérix », pour citer un ami.
Il faut dire aussi que j’ai plusieurs fois constaté à quel point les vieux grognards du jeu de rôle bloquaient complètement devant la plupart des jeux du Rayon Alternatif, alors que des gens qui venaient d’autres horizons et avec un brin de curiosité ludique les trouvaient cool — parce qu’ils sont simples à prendre en main, qu’ils ne demandent pas un grand investissement en termes de temps et d’argent, et proposent des choses pas déjà vues mille fois en termes d’horizon imaginaire. Et tout comme j’ai tendance à ne pas me moquer des gens qui ne connaissent pas un truc ou un autre, je me dis que c’est chouette de rentrer dans le jeu de rôle par une porte moins intimidante que l’arche énorme sous laquelle beaucoup de gens passent, parce que ça mènera sans doute à plein de jolies découvertes.

Donc : c’est cool que tu ne connaisses pas Exil ! C’est loin d’être un jeu parfait mais il y a pas mal de choses à sauver dedans, d’ailleurs une 2e édition est dans les limbes depuis un moment. La prochaine fois qu’on se voit, je pense que je vais te raconter mes campagnes pendant des heures, puisque tu as manifesté un semblant d’intérêt !
LJPP™ (Le Jeu du Papier Plié)
Ah oui c’est vraiment chouette les reliures cousues ! J’ai pas encore eu assez d’argent pour en faire sur mes propres livres, ou assez de temps pour m’en charger moi-même.
On peut même parfois coudre des pages, comme mon ami Olivier Crépin l’a fait dans Lidocaïne :

Mais bon il a dû le faire à la main pour les 1000 exemplaires du bouquin, autant te dire qu’il ne renouvellera jamais l’expérience.
En tout cas c’est rigolo que tu me parles de couture cette semaine car on m’a récemment rappelé l’existence de la reliure suisse, où en gros les pages ne sont pas collées au dos du livre, qui se déplie indépendamment du reste (et du coup, la plupart du temps les pages sont reliées entre elles avec de la couture). Ça donne des choses comme ça :

Mais bon, ça coûte sans doute encore plus cher à faire faire qu’une reliure cousue…
Bon eh bien je n’étais pas parti pour rédiger cette lettre d’un seul trait mais ça m’a permis de procrastiner jusqu’à l’heure d’aller chercher ma fille au centre de loisirs, impeccable !
Je t’embrasse et te dis à dans deux semaines ! Je serai de retour d’une convention rôliste avec plein de gens qui ne jurent que par le tradi, ça va être chouette.
Côme