Il y avait initialement beaucoup de gros mots dans cette lettre
J'enfile ma casquette de type sérieux le temps d'une infolettre
Chère Milouch,
Bon, je n’ai pas la même passion que toi pour les tableurs Excel, mais je me suis rendu compte au fil du temps que dans diverses parties de ma vie, je tombais dans un rôle d’organisateur : celui qui envoie des mails pour mettre en place des trucs, qui range les données, classe les machins. Je ne sais pas si j’aime ça, mais je suis doué pour ça, comme pour écrire — je ne parle pas de la qualité (si un jour un comptable jette un œil à mes fichiers de finance, il faudra que je paye son hospitalisation) mais de la rapidité à faire les choses correctement. Ça fait qu’écrire n’est jamais une grande charge pour moi, je le fais volontiers, et je ne me pose que rarement la question « Pourquoi écrire ? », à laquelle il serait tentant de fournir la réponse classique, à savoir qu’on ne choisit pas, c’est quelque chose qu’on a besoin de faire, presque physiologiquement.
Du coup, je vais répondre à une question plus précise que tu n’as pas posée : pourquoi écrire cette infolettre ? Pourquoi est-ce que je me tourne naturellement vers les choses expérimentales, qui viennent titiller la norme ?
Ce n’est pas vraiment dans une logique queer, vu que je suis le paquet de privilèges le plus normie du quartier ; d’ailleurs c’est sans doute aussi pour ça que la question de l’archive me préoccupe moins que toi, vu que les archives des mecs cishet blancs CSP+ remplissent déjà les rayonnages des bibliothèques.
Il y a là-dedans, en revanche, une certaine volonté de résistance contre un système, et de retrouver de l’humain.
Ça va enfoncer des portes ouvertes, mais je suis horrifié par le besoin de croissance constante qu’on nous fait avaler à longueur de journée ; je n’en peux plus des individualismes galopants qui te font croire que ne plus mettre d’écouteurs pour écouter des trucs ou ne pas tenir la porte est OK (oui j’écris cette lettre après un trajet en métro, pourquoi ?) ; la machine à rendre stupide et à détruire toute velléité d’éducation qu’est l’IA (dans son sens populaire actuel) me déprime au plus haut point…
De tout ça découlent plusieurs choses vers lesquelles je tends en ce moment. D’abord, je veux me débarrasser tout à fait de cette idée de productivité ; je veux privilégier le temps long, celui de l’écriture manuscrite dans un carnet, que j’associe assez naturellement aux espaces anti-capitalistes autour de chacun.e de nous que sont les parcs et les bibliothèques (peut-être parce que c’est surtout dans ces espaces que je sors mes petits carnets). Je suis loin d’être contre la technologie, hein : plein de mes idées bizarres sont irréalisables, du moins à grande échelle, si je ne passe pas par des logiciels ou machines pour le faire.
Et puis je n’ai aucune volonté de gagner ma vie avec le jeu de rôle (heureusement, parce que c’est impossible). À la place, je veux que mes bêtises me rapportent juste assez pour que je puisse recommencer autant que je veux, et tenter des choses vers lesquelles je ne serai pas allé si ç’avait été au sein d’un système (typiquement, un éditeur qui me pousserait à faire des choses qui se vendent correctement). Bon, c’est de l'anticapitalisme de salon, hein ; c’est du privilège petit-bourgeois d’un type qui peut se permettre d’avoir un boulot qui lui prend moins de 20 heures par semaine en moyenne et qui a donc beaucoup de temps pour créer. Je sais bien qu’il y a un côté très naïf à penser que tout le monde pourrait ou devrait être dans la même position que moi mais je ne peux m’empêcher de le penser. J’ai également conscience de nager à contre-courant dans une rivière polluée, dans laquelle mes ondulations n’affectent pas grand chose…
Bon et alors, une fois tout ceci posé, qu’est-ce qu’on fait ?
Eh bien, selon moi, on remet de l’humain. C’est déprimant de constater à quel point les réseaux de solidarité et les communautés se sont effilochées autour de moi ces dernières années ; il y a derrière ça tout un tas de raisons, dont une pandémie mondiale dont il faut bien admettre qu’on est toujours en train de s’en remettre et ça me pousse vers une envie de plus de choses faites à la main, ce qui mène à de joyeuses erreurs, à du tordu, à des trucs aussi chouettes à manipuler que du Munken print white 1.5 115gr, si tu veux mon avis.
Donc oui, des jeux punk dont on assemble les illustrations à la main ; des bricolages bizarres dont on ne saisit pas la finalité au moment où on les commence ; des jeux où il faut être là, physiquement, et peut-être que ça se cassera la figure mais c’est pas bien grave.
Retrouvons l’imagination, elle est sans doute juste de l’autre côté de la frontière…
Dis-donc, ça ressemble un peu trop à un manifeste très sérieux, tout ça, passons donc au
-Jeu du Papier plié-
Promis, je ne vais pas faire le papa-gâteau à chaque livraison de l’infolettre, mais c’est pas ma faute, ma fille a fait ça le week-end dernier :

C’est une très bonne illustration de tout ce dont je parle ci-dessus avec des bouts de papier, du scotch, et surtout l’idée de game design de génie qui consiste à remplacer le lancer d’un dé par le lancer d’une gomme !!
Je ne vais pas t’expliquer les règles, car elles sont assez mal fichues (incroyable à quel point une enfant de 5 ans et demi est incapable d’inventer un bon jeu, quelle indignité) mais ça me permet de souligner une fois de plus ce que peut faire le papier qu’on ne peut pas faire aussi élégamment par ordinateur, à savoir écrire des trucs et les effacer, et jouer avec ce mouvement.
Et oui, évidemment que j’ai commencé à réfléchir à comment améliorer le jeu de Greg le sorcier…
Bises, et à dans deux semaines !
Côme