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juin 18, 2025

Friction collective

On frotte, on chauffe nos cerveaux, et on froisse tout en boule.

« Dis-moi Jamy, quels neurones ça active de bricoler ses jeux ? »

Chère Milouch,

En début de semaine, j’étais réuni avec des collègues pour qu’on réfléchisse à la façon dont on faisait cours à nos élèves. J’en ai profité pour donner pas mal de noms et d’adresses d’outils libres et plus ou moins gratuits pour faire des trucs de prof d’anglais — découper des vidéos, retoucher des fichiers sonores, modifier un PDF… — et des trucs de gens créatifs, genre des affiches ou autres visuels1. Et (tu me vois venir ?) une de mes collègues de commencer à expliquer que quand même Canva c’est mieux et que même elle a déjà demandé à ses élèves de lui bricoler une frise chronologique jolie, et qu’avec l’IA ça va vite et c’est chouette.

Bon, je ne suis pas surpris, mais au-delà de mes soupirs et de mon chagrin j’ai essayé de lui expliquer que l’IA c’est chouette mais (au-delà des problèmes éthiques et écologiques qu’elle connaît mais s’en fout, comme la plupart des gens) que ça fait un peu toujours la même chose… Mais surtout, que je pouvais lui montrer en 15 minutes comment faire ça avec un logiciel de création visuelle, parce que franchement bricoler une jolie frise chronologique c’est pas hyper compliqué, tu mets des lignes qui ondulent vmm vmm, des couleurs flashy tsssh tssh et hop (oui moi aussi je m’essaye au bruitage).
J’exagère un peu, ça demande un petit coup de main en réalité ; mais de toute façon je sais que cette collègue ne viendra jamais me voir pour que je lui explique, elle ira sur Canva qui fera le truc pour elle.

Pendant ce temps, la maîtresse de ma fille leur fait des cours sur le cycle de l’eau, et où va ce qu’on dépose au fond des toilettes, et combien d’eau on utilise pour nettoyer la cantine… Je regarde régulièrement les vidéos « 1 jour, 1 question » de cette chaîne, je lui lis des livres documentaires, bref je lui fait découvrir comment marchent les trucs. Et moi je suis pas certain de tout savoir sur le circuit de l’eau, ou celui de l’électricité, ou pourquoi la poudre à lever ça fait gonfler les brioches, mais j’ai l’audace de me considérer comme un peu curieux, et de chercher à saisir un minimum comment on fait pour créer une image avec un ordinateur (au-delà des considérations techniques, là je veux simplement dire « tu sélectionnes la commande “feutre” et ça fait des dessins comme avec un feutre ».
C’est ça, entre autres, que les algorithmes génératifs nous ôtent : la possibilité, comme tu l’écrivais, de maîtriser ses outils, de décider de ce qu’on fait (et donc, de décider de son goût esthétique, en un sens)… Et ça ôte aussi, en effet, toute friction avec la machine.

En ce moment je joue à beaucoup de jeux de puzzle, que ce soit sur console ou de façon matérielle — j’en ai déjà parlé dans ma propre infolettre mais ce calendrier-puzzle perpétuel est une merveille. Je t’en parle ici parce que se coltiner un puzzle, ça amène souvent deux sentiments que je retrouve dans la création en général : d’une part, la friction, c’est-à-dire, comme tu le décrivais, cette sensation que quelque chose ne marche pas tout à fait comme prévu, qu’il faut un peu forcer pour que la pièce rentre, qu’on sait ce qu’on veut obtenir mais pas tout à fait comment faire pour y arriver. La friction, ça t’indique qu’il va falloir mettre de l’huile de coude, qu’il va falloir bosser… Mais que le résultat, ce sera le tien. Et, je crois, n’importe qui de créatif pourra te parler de la fierté d’avoir sué pour arriver à un truc qui n’est sans doute pas le meilleur du monde, mais c’est toi qui l’a fait nom d’un chien2. Franchement, s’il suffit d’appuyer sur deux boutons pour générer une image, un texte, voire un jeu entier, c’est intéressant d’un point de vue conceptuel mais ça ne titille pas mes glandes émotionnelles.

Et puis il y a la communauté, particulièrement dans le cadre des jeux vidéos. Il y a pas mal de jeux vidéos de puzzle qui, ces derniers temps, ont intégré dans leur fonctionnement des énigmes à résoudre en commun, ou tellement compliquées qu’elles nécessitent des dizaines de cerveaux qui chauffent ensemble, parce qu’on sait bien que les gens vont aller chercher de l’aide en ligne dès que ça coince — dès qu’il y a de la friction.
Eh ben cette communauté, je la cherche, et parfois je la trouve, dans la création de jeux. On va bloquer sur des problèmes communs, qui peuvent aller de « j’arrive pas à faire un fond tramé pour mon image » à « quel imprimeur choisir pour du papier cartonné » en passant par « comment créer et diffuser des jeux sans se complaire dans le piège du capitalisme »3. On va discuter entre nous d’idées et de fantasmes de jeux. On va se réunir en collectif pour se soutenir les un.es les autres. Bref, on va essayer de mettre nos cerveaux en commun pour mieux comprendre les structures qui sous-tendent nos créations, et mieux les utiliser, parce qu’on ne peut ni s’en passer, ni les maîtriser entièrement seul.es.

Pour résumer : créer un jeu, c’est un grand puzzle qu’il vaut mieux faire à plusieurs ; et, selon Wikipédia, le frottement statique f s → est opposé à la composante tangentielle f → tangentielle de la force appliquée, et son intensité est inférieure ou égale au coefficient de frottement statique μ s multiplié par le poids apparent N.

Le jeu du papier plié

Trop chouette le papier à déplier pour y mettre de la perspective ! J’en ai un comme ça dans ma bibliothèque :)

D’ailleurs, il est rangé dans un coin de ma bibliothèque où se trouvent toutes les bandes dessinées chelous qui font des trucs chelous avec du papier chelou, comme par exemple ceci :

Oui, c’est très précisément ce à quoi ça ressemble : une planche de bande dessinée sous la forme d’un papier froissé en boule. D’ailleurs, ça s’appelle « La boule dessinée ». Tu me diras que c’est galère à transporter en festival, eh bien non ! Car quand je l’ai acheté sur le stand des éditions Arbitraire il y a quelques festivals d’Angoulême de cela, ces petits malins te vendaient la feuille non froissée, que tu peux choisir d’ensuite froisser toi-même ou de leur laisser le faire. Par contre, tu peux pas l’emporter non froissée. C’est génial non ?

Je t’embrasse et te dis « à dans 15 jours » !

Côme


  1. Si tu veux savoir même si tu n’es pas prof d’anglais, il paraît que Krita fait super bien le job. Bon, moi j’utilise Affinity alors je sais pas. ↩

  2. Ça fonctionne aussi, sans doute, avec le montage de meubles Ikéa. ↩

  3. C’est bon, j’ai rempli le quota anticapitaliste de la semaine, ouf. ↩

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