La compote de Côme #179
Du dimanche 30 juin au dimanche 7 juillet,
J’ai lu :
Le Sabot numéro 11 - Moi, je suis un homme simple et quand je tombe sur une publication qui parle du caca, je m’en empare ! Mais attention, à force j’ai des exigences, notamment celle de ne pas faire de la merde un simple sujet « crado rigolo », parce que c’est trop facile. Cet avant-dernier numéro d’une revue que je découvre en même temps que j’apprends qu’elle a disparu ne tombe pas tout à fait dans ce travers, tâchant plutôt d’approcher une certaine poésie de l’excrément, mais, si j’ose dire, ça ne va pas assez au fond des choses et je reste sur ma faim. Enfin, je me comprends.
Du Premier au dernier jour - Six ans sans poèmes de Sagalane, trois ans sans livre de sa part, ça fait long, non ? Moi qui ai souvent du mal à me laisser envahir par la poésie, qui suis assez hermétique à la beauté abstraite et un peu lointaine qui exsude de certains poèmes, j’avais été conquis par les recueils précédents de Sagalane, ancrés dans le réel, le matériel, dédiés presque entièrement à la beauté des objets ordinaires. Il y a dans ce dernier recueil en date un virage qui me convainc moins, tourné vers le spirituel, l’intérieur ; il me manque peut-être des références, semées de façon cryptée dans les titres des poèmes, pour les apprécier, mais je suis cette fois resté un peu à distance. Heureusement, le poète ne m’a pas complètement abandonné et le jeu formel semé tout au long des pages m’a proprement ébahi en arrivant à la dernière.
Les Cordes sensibles - C’est là un jeu de rôle particulier à plus d’un titre, le premier étant qu’il sera prochainement publié de façon posthume, sept ans après la mort de son auteur (l’image que j’affiche ici et la version proposée sur le site de Frédéric Sintès étant donc loin de la version à venir). C’est aussi un jeu qui appartient à un passé pas si lointain mais en termes ludiques un peu éloigné des préoccupations actuelles de la scène indépendante et des façons de mettre en jeu ces préoccupations : bref, s’il s’agit d’un jeu très centré sur les dilemmes moraux et les déchirements intérieurs qu’ils peuvent provoquer, il le fait de façon un peu trop crue et réaliste à mon goût et avec des mécaniques peut-être plus complexes qu’elles ne devraient l’être. Ça reste néanmoins un jeu qui n’a pas à rougir d’être publié en 2024 et qui va au-delà du simple artefact ludique d’une autre époque pour rester, tout simplement, un bon jeu.
Bog Body, Watching - J’aime bien le motif du marécage, lieu fantasmé de nature sauvage un peu cachée, où des mystères se cachent sous la surface, un peu comme dans Swamp Thing (je fais genre, mais je l’ai jamais lu). Je retrouve un peu de cette ambiance dans BB,W qui n’est rien de moins que le 7e jeu de son auteur qui tourne autour d’un marais, cette fois-ci pour y raconter le temps long qui passe, d’années en siècles (une autre de mes marottes narratives). Le tout donne un jeu solo compact, qui laisse la part belle au dessin et à la méditation, et fournit une très chouette expérience de jeu, et de lecture.
Moi, ce que j’aime, c’est les monstres tome 1 - J’ai découvert au détour de ma librairie favorite que le tome 2 du formidable opus d’Emil Ferris était sorti, des années après le premier… Dont j’avais presque tout oublié, excuse idéale pour le relire ! Je me suis donc replongé dans cette masse de pages griffonnées au stylo bic, pleine de styles métamorphes et d’hommages aussi bien à l’art classique qu’à la bande dessinée d’horreur des années 60, et j’ai redécouvert les aventures de Karen, jeune fille paumée au milieu d’une famille pleine de fêlures, du meurtre mystérieux d’une de ses voisines et du passé d'icelle à travers les camps d’extermination, et de questionnements identitaires et amoureux… Bref, Moi, ce que j’aime, c’est les monstres frappe à de très nombreuses portes et arrive malgré tout à former quelque chose de cohérent, tel un monstre de Frankenstein des plus séduisants. Vivement ma lecture de la suite, pour voir comment tous ces fils s’emmêlent, et vivement la parution d’un préquelle, annoncé dans les années à venir ! Et une mention particulière pour cette version française et son tour de force de typographie, mais connaissant les éditions Monsieur Toussaint Louverture, je ne suis pas étonné…
There But For the Geese of God - « Grant Howitt, vieux rascal, tu le fais encore », comme diraient les anglais ! Avec son jeu du mois, Howitt se place sur une drôle de ligne, quelque part entre les gens qui font des jeux avec des saints catholiques et ceux qui font des jeux avec des oies (j’en ai lu pas moins de deux cette semaine : Honk Heist, un hack d’un jeu de… Grant Howitt, où on joue des oies criminelles, et The Quack Quack Manifesto, où on joue des oies partant à l’assaut d’une mégacorporation). L’alliance entre les deux marche surprenamment bien, avec un système de « stop ou encore » côté règles, un brin confus mais qui a le mérite de ne pas reposer sur aucun laurier. Howitt, vieux rascal, j’attends avec impatience ton prochain jeu, maintenant !
Page de pub :
Conversation avec Mina Clouds - Comme tous les mois, voici un nouvel épisode de mon podcast (oui, là pour le coup je ne me résous pas à écrire « programme de balada-diffusion », déso) ! Ça manquait un peu de voix féminines dernièrement, et j’avais justement très envie de discuter avec Mina pour savoir comment un premier jeu de rôle pouvait être si joli et si ancré dans une certaine culture du JdR alternatif. On a dû écourter un peu l’enregistrement pour des raisons techniques mais ça donne quand même, j’espère, une chouette interview !
J’ai vu :
Fils de Plouc - Merci à l’ami Jean-Baptiste pour ce parfait programme d’après premier tour des législatives, sorte d’After Hours belge qui ne cesse de s’enfoncer dans le dégueulasse mais qu’on continue tout de même de regarder avec une certaine fascination. Au début, c’est crado et rigolo, à la fin c’est crado et glauque, et entre les deux ça reste crétin de bout en bout et Mathieu Amalric passe faire coucou : bref, idéal pour un lundi au cours duquel mon cerveau a rigoureusement refusé de fonctionner.
Save the Green Planet! - Cette fois-ci, j’ai devancé Yorgos Lanthimos et vu l’original avant son remake l’année prochaine ! J’ai cru pendant un long moment comprendre ce qui plaisait au réalisateur grec dans ce film qui nous refait Misery et son torture porn de façon un peu plus déjantée, avec ce type qui kidnappe un PDG parce qu’il est convaincu qu’il est le roi des aliens. Le film joue avec son atmosphère absurde, toujours sur le fil… Jusqu’au dernier tiers, qui reste bourré d’action mais bascule vers un autre ton de façon assez audacieuse et que je me garderai bien de révéler ici (même si on peut s’en douter) ! Au final, Save the Green Planet! s’est révélé plus violent et moins délirant que ce que je pensais, mais reste tout de même dans la gamme des films chelous dont je raffole (notamment grâce à sa délicieuse séquence finale).
J’ai joué à :
Metroid Dread - Si je te bassine à longueur de compotes avec les metroidvania, c’est pas pour rien, et tu te doutes que je suis évidemment fan de la quasi première heure (OK, de la 3e heure) d’une des sagas qui a donné son nom à ce genre où on se balade dans une carte et on récupère petit à petit des capacités nous permettant de l’explorer dans tous ses recoins. Metroid Dread, le dernier en date et dans la frise chronologique de la saga, ne déroge pas à la règle, tout en revenant à un mode 2D qui me convient tout à fait (car je suis vieux) : c’est vrai, il est un peu court (j’y ai tout de même passé presque 9 heures), c’est vrai, son histoire est un peu tirée par les cheveux, mais il est incroyablement bien réalisé, avec cette sensation de toujours savoir où aller tout en étant libre de prendre les chemins de traverse quand on le souhaite. J’y ai retrouvé ce bonheur d’aller dénicher les objets les mieux cachés, de désespérer face à des boss semblant invicibles jusqu’à ce qu’on internalise leurs différentes façons d’attaquer, et surtout, surtout, de poutrer des monstres extra-terrestres à tour de bras, car il ne faut pas bouder les plaisirs simples, n’est-ce pas ?
J’ai écouté :
Manoir Molle, Manoir - Je reviens, encore et encore, aux musiques lo-fi, bricolées, tordues, faussement amatrices, comme celles de Manoir Molle et tant d’autres. Elles m’évoquent cette fièvre à vouloir faire de la musique avec trois fois rien, à raconter des histoires d’ailleurs, se nicher dans les interstices laissés béants par la musique plus officielle. Bien sûr que tout cela est très naïf, parfois aux limites de l’écoutable, parfois de l’inframusique, mais il y a tant de cœur déversé là-dedans que ça me touche incroyablement. Et vois-tu, du cœur, de la naïveté, des interstices dans lesquelles se déversent toute la créativité des paumées et des douces rêveuses, je crois qu’on va en avoir besoin par barils dans les temps à venir.
L’arrière-queer de Milouch :
Humaine (Johanna Foliveli) - J'avais déjà parlé du travail de Foliveli il ya quelques temps pour son livre Devenir. Profitant d'un passage à l'incroyable librairie Aaapoum Bapoum, je me suis procurée son dernier opus et je reviens donc pour vous parler d’Humaine.
Ce récit-là est plus centré sur la transition de Folivelli. Le texte est juste, beau, pleins de belles images... Mais je dois vous l'avouer, c'est surtout le dessin de Folivelli qui m'a conquise dans ce livre. Je trouve que son style tend de plus en plus vers les iconographies médiévales, ce qui mélangé à son imaginaire queer est juste magnifique. J'aime énormément comment ces images sont foisonnantes de détails, de symboliques (notamment tirés de l'ésotérisme) et font passer énormément de chose sans texte.
C'est un livre dont chaque image pourrait être gardée de côté comme une œuvre unique. Et j'espère voir encore longtemps ces oeuvres inspirées et singulières.
Et toi :
Steve : J’ai lu « Le miracle secret », une nouvelle de Jorge Luis Borges. Je n'avais pas relu d'ouvrages de Borges depuis peut-être une dizaine d'année et j'ai presque tout oublié de ses nouvelles à l'exception de ses plus commentées (je pense à « La bibliothèque de Babel » qui décrit un lieu infini et à l'astucieux récit de « Pierre Menard, auteur du Quichotte »). Je repense cependant très souvent à l'un de ses récits, dont je n'avais pourtant qu'un souvenir vague (je ne trouvais plus son titre et pensais qu'il était publié dans le recueil L’Aleph alors qu'il fait partie du recueil Fictions). Il raconte les dernières secondes d'un homme, condamné au peloton d'exécution par une dictature (je pensais que le récit se déroulait à Buenos Aires), spécialiste de mysticisme juif et qui va chercher à allonger le temps, peut-être en le découpant en une infinité de morceaux, séparant les balles des fusils de ses bourreaux de son corps. C'est une idée que je trouve frappante et qui me revient en tête quand je vis l'attente d'un moment planifié mais qui promet d'être déplaisant (réunion désagréable, dernier dimanche à la fin des vacances, mauvaise nouvelle à venir...). Mon mail te parvenant le 30 juin 2024, quelques heures avant la fermeture des bureaux de vote, tu imagines assez bien pourquoi j'ai relu cette nouvelle aujourd'hui. Elle n'était pas exactement semblable à mon souvenir que j'avais notamment mélangé avec le paradoxe mathématique d’Achille et la tortue en oubliant que cette nouvelle, écrite en 1943, se déroulait dans une prison de la Gestapo. À la fin du récit, son protagoniste (il se prénomme Jaromir Hladik) fait l'expérience d'un arrêt du temps lui permettant de mettre un point final à un drame inachevé dont il était l'auteur. Malheureusement l'attente prend fin et la nouvelle se termine par l'heure de sa mort...
Julien - Conceição Evaristo est l'une des rares autrices dont j'attends les parutions françaises avec impatience - et à juste titre, au regard de cette petite merveille de roman qui est arrivé en juin, Chanson pour bercer de grands garçons, traduit du portugais par Izabella Borges et publié par Des Femmes Antoinette Fouque. Je ne remercierai jamais assez Paula Anacaona de m'avoir fait entrer dans cette œuvre majeure.
Pour rappel, Evaristo est une figure importante de la littérature brésilienne et, plus largement, afro-américaine. Régulièrement présentée comme la Toni Morrison du Brésil outre-atlantique, elle peine à trouver des lectrices et lecteurs en langue française, et j'ai bien du mal à le comprendre.
Née il y a 77 ans dans une favela de Belo Horizonte, elle travaille comme femme de ménage en parallèle de ses études. Elle devient finalement institutrice. Elle commence à écrire tardivement, la cinquantaine arrivée, en même temps qu'elle poursuit ses études. C'est l'une des rares autrices issues des favelas à être reconnue.
D'elle, on trouve désormais 6 livres traduits en français, d'abors par les éditions Anacaona, puis par les Éditions des Femmes.
Histoire de Poncia (paru chez Anacaona, traduit par Paula Anacaona et Patrick Louis) est un beau roman sensible tout entier dédié à ce sentiment si lusophone de la saudade. Avec une grande pudeur, on explore la vie de Poncia, jeune femme qui explore joie et mélancolie mêlées et se perd dans la contemplation du vide à sa fenêtre.
Banzo, Mémoires de la favela (paru aussi chez Anacaona, et traduit par Paula Anacaona), donne à lire les histoires multiples d'une favela, terrain laissé pour compte sur lequel s'est construite une sociabilité propre, une culture, une vie singulière, alors que des promoteurs immobiliers s'apprêtent à la raser. Récit rhizome, aux liens souterrains, Banzo met en avant l'absurdité de certaines politiques de la ville, qui jouent avec la vie des quartiers sans souvent voir ce qui a pu se developper de fort et de beau dans l'ignorance des institutions.
Suivent en prose, deux recueils de nouvelles : Insoumises (paru chez Anacaona et traduit par Paula Anacaona), puis en 2020 Ses Yeux d’eaux (aux éditions des Femmes et traduit par Izabella Borges). Les deux livres sont construits autour de portraits de femmes issues de quartiers populaires ou de favelas, majoritairement noires. Tout le talent d'Evaristo s'exprime dans la description, en quelques pages, d'aspirations complexes, de vies dures, et de femmes triomphantes (même si ce triomphe, plus que de mesure, se termine en drame, résister, c'est souvent mourir ou être abandonné). Ces deux livres m'ont tout particulièrement bouleversés, dans ce qu'ils disent de certaines réalités, sans doute éloignées de ce que nous vivons en Europe (vraiment?), mais surtout par l'émotion intense qui se dégage de chaque portrait.
Les éditions des Femmes ont également publié il y a quelques années Poème de la Mémoire et autres mouvements (traduit cette fois-ci par Rose Marie Osorio et Pierre Grouix, aux Éditions des Femmes), un livre de poésie qui mêle superbement motifs classiques de la poésie brésilienne, et réinvention de celle-ci.
On retrouve dans ces Poèmes de la Mémoire des thèmes et des images chères à Evaristo, et notamment plusieurs poèmes qui répondent à un fameux texte de Carlos Drummond de Andrade : à la « pierre au milieu du chemin » du poète moderniste, Evaristo convoque la fluidité de l'eau, la résilience et la capacité d'adaptation du peuple, une faculté à se réinventer pour vivre malgré tous les obstacles. Loin de refuser l'héritage des penseurs et artistes descendants des grandes familles, elle le subvertit et le reprend à son compte, avec une superbe maîtrise esthétique.
On sent sans doute dans tous ces livres le lent mouvement parallèle qu'a accompli Evaristo, développant son écriture en mème temps qu'elle reprends des études et se plonge dans les classiques, auxquels elle emprunte la rigueur de la langue, mais saborde volontiers la construction pour l'adapter a ses objets et thèmes : les femmes, le peuple des favelas, les discriminations, le rapport ambigu des descendants d'esclaves à leur passé, avec notamment cette interrogation qui revient régulièrement : à quel point en sont-ils sortis ? Qu'en ont ils hérité ?
Une œuvre majeure donc, qu'on ferait bien de découvrir. Et il me semble qu'encore plus que les précédents, cette Chanson pour bercer de grands garçons est une belle porte d'entrée. J'en reparle très vite.
Et toi, qu’as-tu compoté cette semaine ?
Par ailleurs :
- L’ingérence de Poutine dans diverses élections, dont les législatives françaises, est avérée, et fait sacrément froid dans le dos (document PDF). On y découvre aussi comment Frédérique Vidal a totalement chié dans la colle et popularisé le fameux « islamo-gauchisme » qui n’existait pas vraiment avant 2021.
- En des temps sombres, ça fait toujours du bien d’écouter Tom Cardy chanter des bêtises sur des mélodies funky.
- En parlant des législatives, cette vidéo d’Usul qui s’interroge sur la nullité des candidats RN aux législatives 2022 est toujours, hélas, d’actualité.
- En des temps déprimants, on a toujours besoin d’un gros paquet de sites complètement inutiles, tel ce doge en ASCII infini.
- Depuis l’épisode 7 de Star Wars, plein de personnages sont nommés d’après des albums ou chansons des Beastie Boys et c’est à la fois absurde et fantastique.
- Je t’ai déjà beaucoup dit mon amour pour la musique de Lionel Fondéville, notamment à travers ses groupes Tous les films ont la même fin et Le Manque. Ce 2e groupe ne publie plus d’albums après ses 3 chefs-d’œuvre, et c’est bien triste ; en revanche, il continue de publier des chansons, et des clips (244 à ce jour), sur sa chaîne YouTube, et c’est fort joyeux. Tellement que si je t’en ai déjà parlé il y a 11 compotes, ce n’est pas grave (parce qu’entre-temps j’ai trouvé comment recevoir les vidéos directement dans ma boîte mail, grâce à ceci et cela et ça c’est formidable).
Des bises
et peut-être à dimanche prochain, si tu arrives à garder un brin d’espoir (moi c’est pas sûr).