La compote de Côme #154
Du dimanche 7 janvier au dimanche 14,
J'ai lu :
L’Autre comme moi - Étant un parfait élitiste, si tu me demandes quel est mon film préféré de Denis Villeneuve, je ne te répondrai pas Arrival ou Dune comme une personne normale mais Enemy, métrage filmé vite fait en compagnon de Prisoners et (je l’ignorais jusqu’à il y a quelques mois) adaptation d’un roman de José Saramago. Disons, en tout cas, qu’il en reprend ce principe d’un homme se découvrant un doppelgänger et suit à peu près le même chemin que le roman au niveau de l’intrigue ; mais L’Autre comme moi est dépourvu de la fin ambiguë qui m’avait tant marquée avec le film de Villeneuve, et surtout est écrit comme une suite de très longs paragraphes striés de virgules plutôt que de points (pas tout à fait un long monologue, mais presque). Je n’ai pas non plus retrouvé cette ambiance grise dominant le film de Villeneuve ; on est pourtant ici dans la même dissection d’un personnage sans beaucoup de joie, qui se retrouve plongé dans une obsession qui lui coûtera beaucoup, le thème du double n’étant finalement qu’une excuse pour dresser l’analyse psychologique d’une monomanie. Ce n’est vraiment pas ce à quoi je m’attendais en attaquant le livre, mais le thème ayant déjà été tellement rebattu (il faut d’ailleurs que je m’attaque un de ces jours à son traitement par Dostoyevski) que quelque chose d’un tant soit peu original ne me rebute finalement pas…
We Are Legion, We Are Susan - Il y a de cela quelques éons, j’ai écrit un jeu où l’on incarne des fleurs se partageant un costume d’humain et tentant tant bien que mal de faire comme si elles étaient une personne normale. Ce n’était pas un jeu extraordinaire, mais ma foi il était toujours meilleur que Everyone is John dont j’ai toujours trouvé le sous-texte sur les maladies mentales dérangeant… Je suis en tout cas content de voir que d’autres explorent les mêmes postulats en osant de nouvelles mécaniques, tel We Are Legion, We Are Susan (quel titre !) dans lequel une légion de démons essaye de faire comme si elle était Susan, humaine parfaitement normale, qui va tenter de se faire un sandwich ou de sortir avec Steve Buscemi. C’est tout à fait absurde, ça propose des règles simples et une très chouette liste de démons, bref, c’est bien mieux que mon propre jeu, alors qu’attends-tu ?
Votre oncle - Je découvre avec ce mini-jeu le principe du Partim 500, qui consiste chaque année à écrire une fiction interactive en 500 mots ; ici avec cette relecture d’un film plutôt connu dans le paysage français. En tant que jeu, ça n’a pas un intérêt fou (on incarne un gamin qui va tenter de faire se cogner un passant contre un poteau, et c’est tout) mais Votre oncle a retenu mon attention pour deux détails : d’abord, cette ambiance de film des années 1950, désuète et charmante, avec ce qu’il faut de retour en enfance pour que ce poteau soit à la fois capital et sans aucune importance (alors que l’estime des copaines, elle…) ; ensuite, parce que si tu lis le texte, tu remarqueras assez vite qu’il y a une sorte de triche dans le projet que Jason Shiga pourrait je crois apprécier. Ça ne m’a sauté aux yeux qu’à la relecture et je trouve ça plutôt brillant, aussi n’en dirais-je rien ici ! De toute façon, tu as bien quelques minutes pour lire 500 mots, n’est-ce pas, puisque tu perds ton temps avec cette compote ?
Aventurier·es du terrain vague - Je fais ici une prédiction : dans les 2 ans à venir, tu vas en prendre encore plein les mirettes de la part de ma sœur en game design Melville ! Et ça commence dès cette semaine avec ce tout petit module qui fait beaucoup en 2 pages : installer une ambiance pas si loin de celle de Votre oncle, avec un peu plus d’aventure, voire de merveilleux et de magie (il y a quelque chose dans ce terrain vague de l’ordre du domaine des fées…) et inventer quelques règles simples d’exploration dont l’inspiration directe me paraît venir de Yazeba’s Bed & Breakfast (autre prédiction : dans les années à venir, Yazeba va inspirer les règles d’au moins 12 autres JdR indépendants)… Bref, j’ai déjà utilisé cette expression par le passé mais Aventurier·es du terrain vague réussit en 2 pages ce que de nombreux jeux échouent à faire en plusieurs dizaines ! Et ce n’est que le début…
NWAI - Je n’avais pas été très enthousiasmé par les premiers essais de cette nouvelle petite collection de Cornélius l’année dernière, mais ce nouvel opus, signé par Antoine Cossé (auteur de l’excellent Métax également chez Cornélius, entre autres) relève le niveau ! En quelques pages est installée une ambiance quelque peu cliché (quelque chose d’assez hollywoodien autour d’une mauvaise rupture) mais fonctionnant très bien, avec une utilisation assez chouette du découpage et des ellipses, et juste assez de zones d’ombre pour motiver la lecture… Un récit tout à fait adapté au format court, qui se développe juste ce qu’il faut et se conclut avant d’avoir lassé.
J'ai vu :
Le Festival du merveilleux - Prolongeant notre amour du cirque pas comme les autres, nous sommes allés le week-end dernier visiter le fantastique Musée des arts forains, qui propose d’habitude de beaux artefacts d’un cirque disparu mais qui en fin d’année ouvre ses portes pour un festival avec spectacles, attractions et merveilles (eh) dans tous ses coins : derviches tourneurs, orgues de barbarie, courses de garçons de café mécanique, manèges du siècle dernier, démonstration de Charleston… Il y avait tout ça et plus encore, l’occasion donc de sortir du monde quelques heures, sans chercher la sortie de ce beau labyrinthe. On y serait bien resté quelques heures supplémentaires pour voir un mélange de boxe et de comédie ou suivre la fanfare des pantins à travers les allées, mais il fallait déjà rentrer. On reviendra dans 12 mois !
Molkipolki - La prochaine fois qu’on te présentera une œuvre comme étant radicale, tu pourras toujours dire qu’elle n’est pas aussi radicale que Molkipolki. Crois-en ma parole de type qui regarde des films bizarres : là, on touche réellement à un acme du genre. Faut dire qu’un film entièrement en intérieur, avec un seul acteur, zéro accessoires, une musique à la bouche et « Molkipolki » comme seul et unique mot de dialogue, répété à l’envi, on voit pas ça tous les jours… Tant mieux, sans doute, car il faut bien avouer que l’intérêt de la chose, au-delà de son existence même, est minime, et que s’il y a un semblant de récit, il tient sans doute sur moins de place que ce paragraphe. Mais tout de même, quelle ténacité il faut avoir pour créer un truc pareil et le rendre disponible gratuitement : un modèle de radicalité, donc, avec tout ce que ça implique. Du punk en laine.
J’ai joué à :
Carto - J’avais besoin d’un petit palate cleanser, comme disent les anglais, après les explorations spatiales d’Outer Wilds… Quoi de mieux qu’un petit jeu choupinou avec un zeste de puzzle, où l’on incarne une cartographe modifiant littéralement les paysages qu’elle explore ? Je ne m’attendais pas à une expérience particulièrement soutenue avec Carto mais je dois avouer m’être trouvé désarçonné par un jeu que je pensais très orienté puzzle avec assez peu de récit et qui s’est avéré à peu près l’inverse. De fait, la manipulation de cartes ne repose que sur peu de principes différents et qui ne sont pas si fréquemment renouvelés, et on est surtout là pour suivre une petite histoire de découverte du vaste monde ; une fois la surprise passée, ça ne m’a dérangé plus que cela, et Carto a parfaitement rempli son rôle de jeu transitionnel entre deux machins plus gros !
J’ai écouté :
Buck 65, Synesthesia - Ça commence avec un riff de grosse guitare et des scratches ; tout de suite, on sent que ce Synesthesia, enregistré en un temps record (un week-end), ne va pas perdre de temps dans la subtilité. C’est sans doute, à ce point dans sa carrière, son album le plus personnel, c’est-à-dire axé sur sa propre personne sans qu’il s’agisse d’une succession de brags et de raps sur comment il tombe toutes les meufs ; la seule piste qui va dans ce sens est à prendre au second degré, comme si la jeunesse de Terfry était désormais derrière lui. Il y a bien une ou deux pistes où son talent pour les histoires sombres et tordues ressort mais cet album sonne presque comme une autobiographie anticipée et par fragments ; ce n’est pas pour rien que l’album s’appelle Synesthesia, phénomène dont Terfry est affecté… Ici, on va davantage en entendre sur l’amour de Buck 65 pour Kiss (titre déjà croisé sur Weirdo Magnet, si tu suis un peu) et pour sa copine de l’époque (l’étrangement titré “Poop and Pee”), le rappeur se construisant un portrait de straight guy qui n’accueille pas de fans féminines dans sa loge, ne jure pas, ne fume pas et déprime souvent… Ce n’est sans doute pas pour rien que le prochain album s’appellerait Square. Il se paye même le luxe d’un mini-portrait avec “’65 Buick”, empilement d’anecdotes sur sa personne dont la véracité reste à prouver. On n’est pas dans la subtilité, ni dans les textes ni dans les mélodies (les beats et les samples sont sans doute les moins travaillés de toute la discographie de Terfry) et Synesthesia est de toute évidence un album mineur dans la discographie de Buck 65, d’ailleurs parmi les plus courts de l’époque. Il sera néanmoins retravaillé un peu lors de sa réédition par Warner : il se terminait déjà par un remix drum ’n bass de “The Centaur” et s’augmenterait d’un autre remix, celui de “Revenge of the Nerds”, comme s’il fallait occuper l’espace ; il y aura aussi une piste, un portrait supplémentaire, de l’artiste en râleur, sympathique mais pas indispensable. Peut-être que tout ça était une manière de se dire qu’il fallait passer à autre chose…
Katerine, L’Homme à 3 mains - J’ai un peu perdu Katerine dans ses derniers albums, depuis en réalité qu’il ne sait pas trop quoi faire de son succès et tente à peu près tout, pas toujours de façon très heureuse. Mais avant le (justement) célébré Robots après tout, il y avait le double album Les Créatures et l’Homme à 3 mains, dont ce 2e volet a ma préférence. C’est un album minimaliste où Katerine fait tout, de la composition à l’enregistrement tranquille chez lui, avec de la guitare sèche de bout en bout (à une exception près) qui sonne bossa nova par moments, Jean-Luc Le Ténia par d’autres ; un album qui suinte le mal-être et la solitude, d’où surnagent quelques titres qui swinguent un (tout petit) peu comme « Le Simplet » ou « Le Bonheur », mais ce sont des exceptions, comme les bouts de collages sonores jetés sur la bande de temps à autre. On y entend surtout un Katerine à deux doigts de la dépression, qui continue de peupler son univers d’étrangetés mal fichues et de moments cringe ; un Katerine toujours paré de son habit de dandy dont il se vêt depuis le début de sa discographie, pour la dernière fois même s’il ne le savait pas forcément déjà. Je l’aimais bien, moi, ce Katerine timide, étrange, guindé par moments ; je me demande ce qu’il est devenu. Peut-être est-il encore derrière la porte.
L’arrière-queer de Milouch :
Les Engagés saison 3 - XAOC - Après vous avoir parlé des saisons 1 & 2 des Engagés, je me devais de regarder la 3. Et je suis mitigée... La série reste très brillante dans son écriture et le traitement qu'elle apporte aux questions de violence policière en banlieue et au génocide contre les personnes LGBT+ en Tchétchénie (sujets centraux de cette saison) est vraiment très bon. Les nouveaux acteurs sont plutôt convaincants et les anciens maitrisent clairement leur sujet. Mais l'ensemble souffre d'une surcouche « série de la télévision française » (oui on utilise des termes très techniques ici) qui a un peu du mal à passer. Ainsi, le format de la série change pas mal, de 10 épisodes de 10 minutes on passe à 3 de 40 minutes... Exit l'esthétique très aboutie de la série, sa lumière, ses ralentis, son travail de la musique... On rajoute également une intrigue assez complexe d'espionnage qui bien qu'elle soit assez réaliste et d'actualité tire trop la série vers le thriller pour moi. Néanmoins, qu'on ne se méprenne pas, ça reste très bon, bien exécuté et hyper fin sur la manière dont les thématiques sont abordées mais je crois que mon amour pour les premières saisons m'a peut être donné des exigences un peu trop grandes !
ET TOI :
Mass : Eutopia - Cela fait déjà 5 ans qu’un club de lecture s’est créé sur le Discord du Bocal (ouvert à tous). On lit deux livres par mois, choisis aléatoirement dans les PAL des différents participants. Il nous est déjà arrivé de tomber sur de vraies pépites. Je pense à toi, Erin Morgenstern. Mais cette fois je dois dire que pour moi, on est tombé sur un livre essentiel. On va suivre un homme, Umo, dans toute sa vie (c’est lui le narrateur), de sa plus jeune enfance à sa lente descente dans la vieillesse. Umo n’a rien de particulier, et il va vivre une vie d’homme ordinaire. Ce qui est différent, c’est qu’on se trouve dans un monde qui est une utopie. Dans les ruines de notre monde s’est créée une utopie, où la propriété n’existe plus, où on fait attention à l’écologie, une vraie vision positive, progressiste et tenable. Et c’est le plus grand intérêt du livre : on découvre comme Umo, ce monde incroyable qui semble tellement logique, de ce que devrait être une civilisation qui n’est pas auto-destructive. Certains pourraient trouver des choses qui seraient difficiles, voir impossibles à mettre en œuvre, d’autres pourraient être choqués par certains choix des créateurs de l’Utopie (je pense à comment cette civilisation s’occupe des enfants), mais ce n’est pas grave, parce que c’est la structure globale de la société qui compte. Et c’est là où Camille Leboulanger fait un travail extraordinaire, il s’appuie comme il le dit lui-même sur les travaux de penseurs comme Bernard Friot. Et on découvre un monde où j’aimerais tellement vivre. Attention, ce n’est pas une sorte d’Eden, l’humain reste un humain, avec toute sa complexité, mais c’est tellement, agréable d’enfin lire un livre qui ne nous montre pas comment survivre au désastre qui vient, mais comment des humains peuvent réussir à se transformer pour créer un monde vivable et agréable pour tous. C’est très dense, le livre est gros, certains dans le club ont regretté qu’il n’y avait pas trop d’émotion, même si pour moi la fin rattrape ce problème (oui j’ai eu des larmes aux yeux). Mais cela reste une des œuvres les plus essentielles que j’ai lues. Je vous conseille de trouver le livre et de le lire.
Et toi, qu’as-tu compoté cette semaine ?
Des bises
et peut-être à dimanche prochain !